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n’importe quel morceau de matière en mouvement peut la percer, la déchirer, l’écraser ou encore fausser pour toujours un des rouages intérieurs. Notre âme est vulnérable, sujette à des dépressions sans causes, pitoyablement dépendante de toutes sortes de choses et d’êtres eux-mêmes fragiles ou capricieux. Notre personne sociale, dont dépend presque le sentiment de notre existence, est constamment et entièrement exposée à tous les hasards. Le centre même de notre être est lié à ces trois choses par des fibres telles qu’il en sent toutes les blessures un peu graves jusqu’à saigner lui-même. Surtout tout ce qui diminue ou détruit notre prestige social, notre droit à la considération, semble altérer ou abolir notre essence elle-même, tant nous avons pour substance l’illusion.

Cette fragilité presque infinie, on n’y pense pas quand tout va à peu près bien. Mais rien ne force à ne pas y penser. On peut continuellement la regarder, et continuellement en remercier Dieu. Non seulement remercier pour la fragilité elle-même, mais aussi pour cette faiblesse Plus intime qui transporte cette fragilité au centre même de l’être. Car c’est cette faiblesse qui rend possible, éventuellement, l’opération qui nous clouerait au centre même de la Croix.

Nous pouvons penser à cette fragilité, avec amour et reconnaissance, à l’occasion de n’importe quelle souffrance grande ou petite. Nous pouvons y penser dans les moments à peu près indifférents. Nous pouvons y penser à l’occasion de toutes les joies. On ne le devrait pas si cette pensée était de nature à trou-