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aussi grand. Sans doute on ne pouvait généralement pas empêcher ces crimes, mais on pouvait dire qu’on les blâmait. On a omis de le faire, ou même on les a approuvés, ou du moins on a laissé dire autour de soi qu’on les approuvait. Le malheur qu’on subit n’est pas en stricte justice un châtiment trop grand pour cette complicité. On n’a pas le droit d’avoir compassion de soi-même. On sait qu’au moins une fois un être parfaitement innocent a souffert un malheur pire ; il vaut mieux diriger la compassion vers lui à travers les siècles.

Chacun peut et doit se dire cela, car il y a des choses tellement atroces dans nos institutions et nos mœurs que nul ne peut légitimement se croire absous de cette complicité diffuse. Certainement chacun s’est rendu coupable au moins d’indifférence criminelle.

Mais en plus chaque homme a le droit de désirer avoir part à la Croix même du Christ. Nous avons un droit illimité de demander à Dieu tout ce qui est bien. Ce n’est pas dans de telles demandes qu’il convient d’être humble ou modéré.

Il ne faut pas désirer le malheur ; cela est contre nature ; c’est une perversion ; et surtout le malheur est par essence ce qu’on subit malgré soi. Si on n’est pas plongé dedans, on peut seulement désirer qu’au cas où il surviendrait il constitue une participation à la Croix du Christ.

Mais ce qui est en fait perpétuellement présent, ce que par suite il est toujours permis d’aimer, c’est la possibilité du malheur. Les trois faces de notre être y sont toujours exposées. Notre chair est fragile ;