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Pages 29-31. — Jusqu’ici la bureaucratie, dans les pays capitalistes, reste pour ainsi dire diffuse et ne forme pas encore un système cohérent. Elle est divisée, dans la plupart des pays, en trois tronçons principaux, la bureaucratie d’État, la bureaucratie industrielle et la bureaucratie syndicale ; et Fried, pseudonyme collectif des meilleurs théoriciens de la revue Die Tat, remarquait en 1930 que ces trois bureaucraties se ressemblent tellement qu’on pourrait mettre n’importe laquelle des trois à la place de n’importe quelle autre. Ces trois bureaucraties sœurs tendent à s’unir en un système unique, et les fascistes de la revue Die Tat préconisent cette union. Ce n’est cependant qu’en U.R.S.S. qu’une seule et même bureaucratie a entre ses mains l’État, l’économie et les organisations ouvrières ; l’expropriation des capitalistes par le prolétariat soulevé a rendu cette concentration facile. Le fascisme au contraire, s’il est arrivé, lentement en Italie, avec une rapidité foudroyante en Allemagne, à fondre la bureaucratie d’État et la bureaucratie syndicale, voit en revanche la bureaucratie des entreprises et des cartels séparée de l’appareil d’État par le jeu de la propriété capitaliste. C’est par là, et non pas seulement par la simple démagogie, qu’on peut expliquer les velléités anticapitalistes du mouvement fasciste. Le fascisme n’est pas seulement un mouvement de révolte aveugle de toutes les couches sociales opprimées, mais aussi une expression du développement irrépressible de la bureaucratie au milieu du marasme général. Et les caractères politiques du fascisme s’expliquent aisément par là. Le capitalisme est seulement un système d’exploitation, qui ne tend qu’à l’expansion des entreprises ; au reste il s’accommode d’une pleine liberté dans tous les domaines, à la seule exclusion de la résistance ouvrière, et même, dans sa période progressive, constitue un puissant facteur d’émancipation. La machine bureaucratique, au contraire, tend, par sa structure propre, à la totalité du pouvoir, à la suppression de toute initiative et de toute pensée libre dans tous les domaines. L’exemple de l’U.R.S.S. le montre assez éloquemment ; et le fascisme est encore beaucoup plus significatif à cet égard. Le système d’oppression qui se dessine en ce moment dans le monde est propre à nous faire regretter amèrement l’heureux système grec, où le travail des esclaves nourrissait du moins des hommes libres ; la féodalité, où, à travers les violences et les guerres, parvenaient à s’insinuer et à prospérer des individus et des collectivités indépendantes ; le capitalisme, pendant le développement duquel l’invention et le génie ont pu se donner libre cours dans presque tous les domaines.