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il n’en est rien sorti. Peut-être est-ce une création réservée à notre siècle.

Marx a été arrêté jeune encore par un accident très fréquent au xixe siècle ; il s’est pris au sérieux. Il a été saisi d’une sorte d’illusion messianique qui lui a fait croire qu’un rôle décisif lui était réservé pour le salut du genre humain. Dès lors il ne pouvait pas conserver la capacité de penser au sens complet du mot. La philosophie du travail qui germait en lui, il l’a abandonnée, quoiqu’il ait continué, mais de plus en plus rarement avec le temps, à mettre çà et là dans ses écrits des formules qui s’en inspiraient. Étant hors d’état d’élaborer une doctrine, il a pris les deux croyances les plus courantes à son époque, l’une et l’autre pauvres, sommaires, médiocres, et de plus impossibles à penser ensemble. L’une est le scientisme, l’autre le socialisme utopique.

Pour les adopter ensemble, il leur a donné une unité fictive au moyen de formules qui, si on leur demande leur signification, n’en révèlent en fin de compte aucune, sinon un état sentimental. Mais quand un auteur choisit les mots habilement, le lecteur a rarement l’impolitesse de poser une telle question. Moins une formule a de signification, plus épais est le voile qui couvre les contradictions illégitimes d’une pensée.

Ce n’est pas, bien entendu, que Marx ait jamais eu l’intention de tromper le public. Le public qu’il avait besoin de tromper pour pouvoir vivre, c’était lui-même. C’est pourquoi il a entouré le fond de sa conception de nuages métaphysiques qui, lorsqu’on les regarde fixement pendant un certain temps, deviennent transparents, mais se révèlent vides.

Mais ces deux systèmes qu’il a pris tout faits, il ne leur a pas seulement fabriqué une liaison fictive, il les a aussi repensés. Son esprit, d’une portée inférieure à ce qu’exige la mise au jour d’une doctrine, était capable d’idées de génie. Il y a dans son œuvre des frag-