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elles. L’humanité a toujours fait reposer sur Dieu l’espoir d’assouvir sa soif de justice. Dès lors que Dieu était absent des âmes, il fallait perdre cet espoir ou le faire reposer sur la matière. L’homme ne peut supporter d’être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si cet allié n’est pas esprit, il sera matière. Il s’agit simplement de deux expressions différentes de la même pensée fondamentale. Seulement la seconde expression est défectueuse. C’est une religion mal construite. Mais c’est une religion. Il n’est donc pas étonnant que le marxisme ait toujours eu un caractère religieux. Il a en commun avec les formes de vie religieuse les plus âprement combattues par Marx un grand nombre de choses, et notamment d’avoir été fréquemment utilisé, pour citer la formule de Marx, comme opium du peuple. Mais c’est une religion sans mystique, au vrai sens de ce mot.

Non seulement le matérialisme en général, mais l’espèce de matérialisme propre à Marx devait lui assurer une vaste influence. Le xixe siècle a cru que la production industrielle était la clef du progrès humain. C’était la thèse des économistes, la pensée qui permet tait aux industriels de faire mourir d’épuisement des générations d’enfants sans le moindre remords. Marx a simplement pris cette pensée et la transportée dans le camp révolutionnaire, préparant ainsi l’apparition d’une espèce très singulière de révolutionnaires bourgeois.

Mais il était réservé à notre époque d’utiliser les ouvrages de Marx au maximum. La doctrine idéaliste, utopique qui y est contenue est précieuse pour soulever les masses, leur faire porter un parti au pouvoir, maintenir la jeunesse dans l’état d’enthousiasme permanent nécessaire à tout régime totalitaire. En même temps l’autre doctrine, la doctrine matérialiste qui glace toutes les aspirations humaines sous le froid métallique de la force, fournit à un État totalitaire un