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aussi que quelque chose de cette unité se communique à ceux qui dirigent vers elle leur attention et leur désir, Pensée encore plus incompréhensible, mais expérimentalement vérifiée.

Marx était un idolâtre. Son idolâtrie avait pour objet la société future ; mais, comme tout idolâtre a besoin d’un objet présent, il la reportait sur la fraction de la société qu’il croyait sur le point d’opérer la transformation attendue, c’est-à-dire le prolétariat. Il se regardait comme étant son chef naturel, au moins pour la théorie et la stratégie générale ; mais en un autre sens il croyait recevoir de lui la lumière. Si on lui avait demandé pourquoi, toute pensée étant soumise aux fluctuations de la force, lui-même, Marx, ainsi qu’un grand nombre de ses contemporains, pensait continuellement à une société parfaitement juste, la réponse lui aurait été facile. À ses yeux, c’était là un effet mécanique de la transformation qui se préparait et qui, bien que non accomplie, était dans un état de germination assez avancé pour se refléter dans les pensées de quelques-uns. Il interprétait de même la soif de justice totale tellement ardente chez les ouvriers de cette époque.

Il avait raison en un sens. Presque tous les socialistes de ce temps, lui-même y compris, auraient sans doute été incapables de se mettre du côté des plus faibles si, à côté de la compassion causée par la faiblesse, il n’y avait eu le prestige lié à une apparence de force. Ce prestige venait non d’un avenir pressenti, mais d’un passé récent, de quelques scènes éclatantes et trompeuses de la Révolution française.

Les faits montrent que presque toujours les pensées des hommes sont façonnées, comme le pensait Marx, par les mensonges de la morale sociale. Presque toujours, mais non pas toujours. Cela aussi est certain. Il y a vingt-cinq siècles, certains philosophes grecs, dont les noms mêmes nous sont inconnus, affirmaient