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incompatibles s’imposent à l’intelligence humaine, à les reconnaître comme telles, et à en faire pour ainsi dire les deux bras d’une pince, un instrument pour entrer indirectement en contact avec le domaine de la vérité transcendante inaccessible à notre intelligence. La contradiction ainsi maniée joue un rôle essentiel dans le dogme chrétien. Il serait facile de le montrer à propos d’un exemple comme celui de la Trinité. Elle joue un rôle analogue dans d’autres traditions. Il y a peut-être là un critérium pour discerner les traditions religieuses ou philosophiques authentiques.

La contradiction essentielle de la condition humaine, c’est que l’homme est soumis à la force, et désire la justice. Il est soumis à la nécessité, et désire le bien. Ce n’est pas son corps seul qui est ainsi soumis, mais aussi toutes ses pensées ; et pourtant l’être même de l’homme consiste à être tendu vers le bien. C’est pourquoi nous croyons tous qu’il y a une unité entre la nécessité et le bien. Certains croient que les pensées de l’homme concernant le bien possèdent ici-bas le plus haut degré de force. Ce sont ceux qu’on nomme les idéalistes. Ils se trompent doublement, d’abord en ce que ces pensées sont sans force, puis en ce qu’elles ne saisissent pas le bien. Elles sont influencées par la force ; de sorte que cette attitude est finalement une réplique moins énergique de l’attitude contraire. D’autres croient que la force est par elle-même orientée vers le bien. Ce sont des idolâtres. C’est là la croyance de tous les matérialistes qui ne tombent pas dans l’état d’indifférence. Ils se trompent aussi doublement ; d’abord la force est étrangère et indifférente au bien, puis elle n’est pas toujours et partout la plus forte. Seuls peuvent échapper à ces erreurs ceux qui ont recours à la pensée incompréhensible qu’il y a une unité entre la nécessité et le bien, autrement dit entre la réalité et le bien, hors de ce monde. Ceux-là croient