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de quantité. La quantité se change en qualité, comme l’a dit Hegel, et en particulier une simple différence de quantité suffit à transporter du domaine de l’humain au domaine de l’inhumain. Abstraitement les quantités sont indifférentes, puisqu’on peut changer arbitrairement l’unité de mesure ; mais concrètement certaines unités de mesure sont données et sont demeurées jusqu’ici invariables, par exemple le corps humain, la vie humaine, l’année, la journée, la rapidité moyenne de la pensée humaine. La vie actuelle n’est pas organisée à la mesure de toutes ces choses ; elle s’est transportée dans un tout autre ordre de grandeurs, comme si l’homme s’efforçait de l’élever au niveau des forces de la nature extérieure en négligeant de tenir compte de sa nature propre. Si l’on ajoute que, selon toute apparence, le régime économique a épuisé sa capacité de construction et commence à ne pouvoir fonctionner qu’en sapant peu à peu ses bases matérielles, on apercevra dans toute sa simplicité l’essence véritable de la misère sans fond qui constitue le lot des générations présentes. En apparence presque tout s’accomplit de nos jours méthodiquement ; la science est reine, le machinisme envahit peu à peu tout le domaine du travail, les statistiques prennent une importance croissante, et, sur un sixième du globe, le pouvoir central tente de régler l’ensemble de la vie sociale d’après des plans. Mais en réalité l’esprit méthodique disparaît progressivement, du fait que la pensée trouve de moins en moins où mordre. Les mathématiques constituent à elles seules un ensemble trop vaste et trop complexe pour pouvoir être embrassé par un esprit ; à plus forte raison le tout formé par les mathématiques et les sciences de la nature ; à plus forte raison le tout formé par la science et ses applications ; et d’autre part tout est trop étroitement lié pour que la pensée puisse véritablement saisir des notions partielles. Or tout ce que l’individu devient impuissant à dominer, la collectivité