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était considérée par beaucoup comme une fin en soi, et de nos jours ceux qui y voient plus qu’une simple distraction y cherchent d’ordinaire un moyen de s’évader de la vie réelle. Sa valeur véritable consisterait au contraire à préparer à la vie réelle, à armer l’homme pour qu’il puisse entretenir, avec cet univers qui est son partage et avec ses frères dont la condition est identique à la sienne, des rapports dignes de la grandeur humaine. La science est aujourd’hui regardée par les uns comme un simple catalogue de recettes techniques, par les autres comme un ensemble de pures spéculations de l’esprit qui se suffisent à elles-mêmes ; les premiers font trop peu de cas de l’esprit et les seconds du monde. La pensée est bien la suprême dignité de l’homme ; mais elle s’exerce à vide, et par suite ne s’exerce qu’en apparence, lorsqu’elle ne saisit pas son objet, lequel ne peut être que l’univers. Or ce qui procure aux spéculations abstraites des savants ce rapport avec l’univers qui seul leur donne une valeur concrète, c’est le fait qu’elles sont directement ou indirectement applicables. De nos jours, il est vrai, leurs propres applications leur demeurent étrangères ; ceux qui élaborent ou étudient ces spéculations le font sans penser à leur valeur théorique. Du moins il en est le plus souvent ainsi. Le jour où il serait impossible de comprendre les notions scientifiques, même les plus abstraites, sans apercevoir clairement, du même coup, leur rapport avec des applications possibles, et également impossible d’appliquer même indirectement ces notions sans les connaître et les comprendre à fond, la science serait devenue concrète et le travail conscient ; et alors seulement l’une et l’autre auront leur pleine valeur. Jusque-là science et travail auront toujours quelque chose d’incomplet et d’inhumain. Ceux qui ont dit jusqu’ici que les applications sont le but de la science voulaient dire que la vérité ne vaut pas la peine d’être cherchée et que le succès seul importe ;