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modes de production en fonction du rendement, on les analyserait en fonction des rapports entre la pensée et l’action. Il va de soi qu’un tel point de vue n’implique nullement que l’humanité ait évolué, au cours de l’histoire, des formes les moins conscientes aux formes les plus conscientes de la production ; la notion de progrès est indispensable à quiconque cherche à forger d’avance l’avenir, mais elle ne peut qu’égarer l’esprit quand on étudie le passé. Il faut alors y substituer la notion d’une échelle des valeurs conçue en dehors du temps ; mais il n’est pas non plus possible de disposer les diverses formes sociales en série sur une telle échelle. Ce que l’on peut faire, c’est rapporter à une semblable échelle tel ou tel aspect de la vie sociale prise à une époque déterminée. Il est assez clair que les travaux diffèrent réellement entre eux par quelque chose qui ne se rapporte ni au bien-être, ni au loisir, ni à la sécurité, et qui pourtant tient au cœur de tout homme ; un pêcheur qui lutte contre les flots et le vent sur son petit bateau, bien qu’il souffre du froid, de la fatigue, du manque de loisir et même de sommeil, du danger, d’un niveau de vie primitif, a un sort plus enviable que l’ouvrier qui travaille à la chaîne, pourtant mieux partagé sur presque tous ces points. C’est que son travail ressemble beaucoup plus au travail d’un homme libre, quoique la routine et l’improvisation aveugle y aient une part parfois assez large. L’artisan du moyen âge occupe lui aussi, de ce point de vue, une place assez honorable, bien que le « tour de main » qui joue un si grand rôle dans tous les travaux faits à la main soit dans une large mesure quelque chose d’aveugle ; quant à l’ouvrier pleinement qualifié formé par la technique des temps modernes, il est peut-être ce qui ressemble le plus au travailleur parfait. On trouve des différences analogues dans l’action collective ; une équipe de travailleurs à la chaîne surveillés par un contremaître est un triste spectacle, au