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peut peut-être être progressivement débrouillée, tout au moins dans une certaine mesure ; mais une ombre impénétrable enveloppera toujours le rapport immédiat qui lie nos pensées à nos mouvements. Dans ce domaine nous ne pouvons concevoir aucune nécessité, du fait même que nous ne pouvons pas déterminer des chaînons intermédiaires ; au reste la notion de nécessité, telle que la pensée humaine la forme, n’est proprement applicable qu’à la matière. On ne peut même trouver dans les phénomènes en question, à défaut d’une nécessité clairement concevable, une régularité même approximative. Parfois les réactions du corps vivant sont complètement étrangères à la pensée ; parfois, mais rarement, elles en exécutent simplement les ordres ; plus souvent elles accomplissent ce que l’âme a désiré sans que celle-ci y prenne aucune part ; souvent aussi elles accompagnent les vœux formés par l’âme sans y correspondre d’aucune manière ; d’autres fois encore elles précèdent les pensées. Aucun classement n’est possible. C’est pourquoi, lorsque les mouvements du corps vivant jouent le premier rôle dans la lutte contre la nature, la notion même de nécessité peut difficilement se former ; en cas de succès la nature semble obéir ou complaire immédiatement aux désirs, et, en cas d’échec, les repousser. C’est ce qui a lieu dans les actions accomplies ou sans instruments ou avec des instruments si bien adaptés aux membres vivants qu’ils ne font guère qu’en prolonger les mouvements naturels. On peut comprendre ainsi que les primitifs, malgré leur habileté extrême à accomplir tout ce dont ils ont besoin pour subsister, se représentent le rapport entre l’homme et le monde sous l’aspect non du travail, mais de la magie. Entre eux et le réseau de nécessités qui constitue la nature et définit les conditions réelles de l’existence s’interposent dès lors comme un écran toutes sortes de caprices mystérieux à la merci desquels ils croient se