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Nous la laissions, pour qui nous avons souffert tant de misères ?


Qu’importe Hélène à Ulysse ? Qu’importe même Troie, pleine de richesses qui ne compenseront pas la ruine d’Ithaque ? Troie et Hélène importent seulement comme causes du sang et des larmes des Grecs ; c’est en s’en rendant maître qu’on peut se rendre maître de souvenirs affreux. L’âme que l’existence d’un ennemi a contrainte de détruire en soi ce qu’y avait mis la nature ne croit pouvoir se guérir que par la destruction de l’ennemi. En même temps, la mort des compagnons bien-aimés suscite une sombre émulation de mourir :


Ah ! mourir tout de suite, si mon ami a dû
Succomber sans mon aide ! Bien loin de la patrie
Il a péri, et il ne m’a pas eu pour écarter la mort
Maintenant je pars pour retrouver le meurtrier d’une tête si chère,
Hector ; la mort, je la recevrai au moment où
Zeus voudra l’accomplir, et tous les autres dieux.


Le même désespoir alors pousse à périr et à tuer :


Je le sais bien, que mon destin est de périr ici,
Loin de mon père et de ma mère aimés ; mais cependant
Je ne cesserai que les Troyens n’aient eu leur soûl de guerre.


L’homme habité par ce double besoin de mort appartient, tant qu’il n’est pas devenu autre, à une race différente de la race des vivants.

Quel écho peut trouver dans de tels cœurs la timide aspiration de la vie, quand le vaincu supplie qu’on lui permette de voir encore le jour ? Déjà la possession des armes d’un côté, la privation des armes de l’autre, ôtent à une vie menacée presque toute importance ; et comment celui qui a détruit en lui-même la pensée que voir la lumière est doux la respecterait-il dans cette plainte humble et vaine ?