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En vous gorgeant des chairs des bœufs aux cornes droites,
En buvant dans les coupes qui débordaient de vin ?
Qu’à cent ou à deux cents de ces Troyens chacun
Tiendrait tête au combat ; et voilà qu’un seul est trop pour nous !


Même une fois éprouvée, la guerre ne cesse pas aussitôt de sembler un jeu. La nécessité propre à la guerre est terrible, toute autre que celle liée aux travaux de la paix ; l’âme ne s’y soumet que lorsqu’elle ne peut plus y échapper ; et tant qu’elle y échappe elle passe des jours vides de nécessité, des jours de jeu, de rêve, arbitraires et irréels. Le danger est alors une abstraction, les vies qu’on détruit sont comme des jouets brisés par un enfant et aussi indifférentes ; l’héroïsme est une pose de théâtre et souillé de vantardise. Si de plus pour un moment un afflux de vie vient multiplier la puissance d’agir, on se croit irrésistible en vertu d’une aide divine qui garantit contre la défaite et la mort. La guerre est facile alors et aimée bassement.

Mais chez la plupart cet état ne dure pas. Un jour vient où la peur, la défaite, la mort des compagnons chéris fait plier l’âme du combattant sous la nécessité. La guerre cesse alors d’être un jeu ou un rêve ; le guerrier comprend enfin qu’elle existe réellement. C’est une réalité dure, infiniment trop dure pour pouvoir être supportée, car elle enferme la mort. La pensée de la mort ne peut pas être soutenue, sinon par éclairs, dès qu’on sent que la mort est en effet possible. Il est vrai que tout homme est destiné à mourir, et qu’un soldat peut vieillir parmi les combats ; mais pour ceux dont l’âme est soumise au joug de la guerre, le rapport entre la mort et l’avenir n’est pas le même que pour les autres hommes. Pour les autres la mort est une limite imposée d’avance à l’avenir ; pour eux elle est l’avenir même, l’avenir que leur assigne leur profession. Que des hommes aient pour avenir la mort, cela est contre nature. Dès que la pratique de la guerre a rendu sensible la possibilité de mort