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pourtant les choses de notre passé que nous avons oubliées n’en gardent pas moins la plénitude de leur réalité, la réalité qui leur est propre, qui n’est pas existence, car aujourd’hui le passé n’existe pas, qui est réalité passée.]


« Il y a peu d’âmes qui aient une quantité suffisante de mémoire. Celles-là, quand elles voient une image des choses de là-bas, sont comme foudroyées (ἐκπλήττονται) et ne sont plus maîtresses d’elles-mêmes. Ce qui leur arrive, elles ne le savent pas, parce qu’elles ne le distinguent pas suffisamment. Quant à la justice, à la sagesse, et aux autres valeurs (τίμια ψυχαῖς), il n’émane d’elles aucune splendeur dans leurs images d’ici-bas ; un petit nombre d’hommes, par des instruments obscurs et avec peine, vont vers ces images et contemplent l’essence (γένος) de ce qui y est représenté. Mais la beauté était alors resplendissante à voir, quand avec le chœur bienheureux nous avons contemplé ce spectacle de félicité et que nous avons été initiés à ces mystères qu’il est juste de nommer les plus bienheureux des mystères, ces mystères que nous avons célébrés étant alors intacts et n’ayant souffert aucun mal. Et dans l’avenir nous y retournerons, nous serons initiés à ces visions (de φαίνω) intactes et simples et immobiles et bienheureuses, nous contemplerons, nous officierons (ἐποπτεύοντες) dans une splendeur pure, étant nous-mêmes purs et n’étant plus marqués par cette chose que maintenant nous portons avec nous et que nous nommons corps, cette chose à laquelle nous sommes attachés comme une huître.

Ces joies, puissent-elles se produire par la mémoire ! Mais poursuivons, poussés grâce à la mémoire par le regret des choses d’alors. Quant à la beauté, comme nous l’avons dit, elle resplendissait, accompagnant les autres êtres ; et quand nous venons ici-bas nous la saisissons par les sens. La sagesse n’est pas visible, autrement elle produirait de terribles amours (d’étranges amours ?), s’il était donné une image claire de la sagesse qui pénétrât par les yeux. Mais le fait est que la beauté seule a cette destination (mission) d’être à la fois ce qu’il y a de plus manifeste et de plus désirable (ἐρασμιώτατον).