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de le faire parce que la compassion du Christ était en eux. Comme saint Nicolas allant avec saint Cassien à travers la steppe russe à un rendez-vous avec Dieu ne pouvait pas s’empêcher de manquer l’heure du rendez-vous pour aider un moujik à dégager sa voiture embourbée. Le bien accompli ainsi presque malgré soi, presque avec honte et remords, est pur. Tout bien absolument pur échappe complètement à la volonté. Le bien est transcendant. Dieu est le Bien.

« J’avais faim et vous m’avez secouru. » Quand donc, Seigneur ? Ils ne le savaient pas. Il ne faut pas le savoir.

Il ne faut pas secourir le prochain pour le Christ, mais par le Christ. Que le moi disparaisse de telle sorte que le Christ, au moyen de l’intermédiaire que constituent notre âme et notre corps, secoure le prochain. Être l’esclave que son maître envoie porter tel secours à tel malheureux. Le secours vient du maître, mais il s’adresse au malheureux. Le Christ n’a pas souffert pour son Père. Il a souffert pour les hommes par la volonté du Père.

On ne peut pas dire de l’esclave qui va porter secours qu’il fait cela pour son maître. Il ne fait rien. Quand même pour aller jusqu’au malheureux, il marcherait sur des clous, pieds nus, alors il souffre, mais il ne fait rien. Car il est un esclave.

« Nous sommes des esclaves inutiles, » c’est-à-dire : nous n’avons rien fait.

D’une manière générale, pour Dieu est une mauvaise expression. Dieu ne doit pas se mettre au datif.

Ne pas aller au prochain pour Dieu, mais être poussé par Dieu vers le prochain comme la flèche vers le but par l’archer.