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derrière le rideau, du côté du surnaturel. Ce qu’il peut connaître de lui-même c’est seulement ce qui lui est prêté par les circonstances. Je est caché pour moi (et pour autrui) ; il est du côté de Dieu, il est en Dieu, il est Dieu. Être orgueilleux, c’est oublier qu’on est Dieu… Le rideau, c’est la misère humaine : il y avait un rideau même pour le Christ.

Job. Satan à Dieu : T’aime-t-il gratuitement ? Il s’agit du niveau de l’amour. L’amour est-il situé au niveau des brebis, des champs de blé, des nombreux enfants ? Ou plus loin, dans la troisième dimension, derrière ? Si profond que soit cet amour, il y a un moment de rupture où il succombe, et c’est le moment qui transforme, qui arrache du fini vers l’infini, qui rend transcendant dans l’âme l’amour de l’âme pour Dieu. C’est la mort de l’âme. Malheur à celui pour qui la mort du corps précède celle de l’âme ! L’âme qui n’est pas pleine d’amour meurt d’une mauvaise mort. Pourquoi faut-il qu’une telle mort tombe indistinctement ? Il le faut bien. Il faut que tout tombe indistinctement.

L’apparence colle à l’être et seule la douleur peut les arracher l’un de l’autre.

Quiconque a l’être ne peut avoir l’apparence. L’apparence enchaîne l’être.

Le cours du temps arrache le paraître de l’être et l’être du paraître, par violence. Le temps manifeste qu’il n’est pas l’éternité.