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humain sa faim. Comme tous les hommes ont toujours faim, on aime alors toujours tous les hommes. Certains sont partiellement rassasiés ; il faut aimer en eux leur faim et leur rassasiement.

Mais nous aimons bien différemment. Les êtres aimés, par leur présence, leurs paroles, leurs lettres, nous fournissent du réconfort, de l’énergie, un stimulant. Ils ont sur nous le même effet qu’un bon repas après une journée épuisante de travail. Nous les aimons donc comme de la nourriture. C’est bien un amour d’anthropophage.

Nos haines, nos indifférences, sont anthropophagiques aussi.

Vous avez eu faim, et vous m’avez mangé.

Il est vrai qu’on doit le manger.

Ce genre d’affection est-il légitime envers ceux qui ne sont plus eux-mêmes, en qui vit le Christ ?

Sûrement envers nul autre.

Chez ceux-là, le désir et le rassasiement et la nourriture fournie à autrui sont une seule et même chose.

Mais l’amour dirigé ainsi ne peut pas être un amour de propriétaire, Comme un homme qui achèterait une statue grecque, quoiqu’il l’ait achetée, ne peut pas — sil n’est pas une brute — s’en sentir propriétaire. Le bien pur échappe à toute relation particulière.

Sauf ce cas, les affections humaines sont des affections de goules. Nous aimons quelqu’un, c’est-à-dire nous aimons boire son sang.

Dans toute affection un peu forte, la vie est engagée. On ne peut aimer purement que si on a renoncé à vivre.

Quiconque aime sa vie aime ses proches et ses amis comme Ugolin ses enfants. Rien n’est réel pour qui aime ainsi.

La réalité n’apparaît qu’à celui qui accepte la mort.

C’est pourquoi « De cet univers, par le renoncement, nourris-toi ».

Quel plus grand don pouvait être fait aux créatures que celui de la mort ?

La mort seule nous apprend que nous n’existons pas, sinon comme une chose parmi beaucoup d’autres.