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faut que je mange ! Il faut que je boive ! Il faut que cette douleur soit suspendue au moins un instant !

Répondre froidement et cyniquement, comme Talleyrand au mendiant : Je n’en vois pas la nécessité.

Ajouter par amour : Je consens à ce que ce besoin dure sans être satisfait, avec son intensité actuelle ou une intensité plus grande, sans aucune compensation d’aucune sorte, soit perpétuellement, soit jusqu’à l’anéantissement de l’âme et du corps.

La compensation, c’est le consentement lui-même. Mais il ne faut pas l’évaluer ainsi, ou tout bien en disparaît.

Certains hommes peuvent loger tant d’énergie dans un objet extérieur à eux-mêmes que tant que cet objet existe, jamais, même tout près de la mort, ils n’en sont : réduits à l’arrachement de l’énergie végétative. Ce sont les géants qui ont caché leur vie au fond d’un lac.

Ceux-là ne peuvent faire un pas vers l’éternité.

Les soldats de Napoléon étaient ainsi.

Peut-être les martyrs ? Ceux dont la mort n’a pas ressemblé à celle du Christ. En tout cas le Polyeucte de Corneille est ainsi.

Quand l’énergie végétative est à nu, l’univers disparaît, le besoin est l’univers. L’univers tout entier est occupé à pousser le cri de l’âme : « J’ai faim ! » « J’ai mal ! » « Il faut que cela cesse ! » Il n’y a plus d’autre bien au monde que la satisfaction immédiate du besoin.

À ce moment, répondre : « Je n’en vois pas la nécessité », c’est arracher violemment la partie éternelle de l’âme au moi et la clouer au non-moi.

Le besoin étant inconditionnel, le consentement à la continuation indéfinie de la privation est aussi inconditionnel. Il ne comporte aucune compensation déguisée, aucun marchandage tacite, puisqu’il n’y a aucun bien dans tout l’univers pour personne, hors la satisfaction immédiate de mon besoin.

Le consentement à l’absence totale et perpétuelle de tout bien est le seul mouvement de l’âme qui soit inconditionnel.

Il est le seul bien.