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bon reproduit à quelque degré ce mélange d’uniformité et de variété ; tout ce qui en diffère est mauvais et dégradant. Le travail du paysan obéit par nécessité à ce rythme du monde ; le travail de l’ouvrier, par sa nature même, en est dans une large mesure indépendant, mais il pourrait l’imiter. C’est le contraire qui se produit dans les usines. L’uniformité et la variété s’y mélangent aussi, mais ce mélange est l’opposé de celui que procurent le soleil et les astres ; le soleil et les astres emplissent d’avance le temps de cadres faits d’une variété limitée et ordonnée en retours réguliers, cadres destinés à loger une variété infinie d’événements absolument imprévisibles et partiellement privés d’ordre ; au contraire l’avenir de celui qui travaille dans une usine est vide à cause de l’impossibilité de prévoir, et plus mort que du passé à cause de l’identité des instants qui se succèdent comme les tic-tac d’une horloge. Une, uniformité qui imite les mouvements des horloges et non pas ceux des constellations, une variété qui exclut toute règle et par suite toute prévision, cela fait un temps inhabitable à l’homme, irrespirable.

La transformation des machines peut seule empêcher le temps des ouvriers de ressembler à celui des horloges ; mais cela ne suffit pas ; il faut que l’avenir s’ouvre devant l’ouvrier par une certaine possibilité de prévision, afin qu’il ait le sentiment d’avancer dans le temps, d’aller à chaque effort vers un certain achèvement. Actuellement l’effort qu’il est en train d’accomplir ne le mène nulle part, sinon à l’heure de la sortie, mais comme un jour de travail succède toujours à un autre l’achèvement dont il s’agit n’est pas autre chose que la mort ; il ne peut s’en représenter un autre que sous forme de salaire, dans le cas du travail aux pièces, ce qui le contraint à l’obsession des sous. Ouvrir un avenir aux ouvriers dans la représentation du travail futur, c’est un problème qui se pose autrement pour chaque cas particulier. D’une manière générale, la solution de ce problème implique, outre une certaine connaissance du fonctionnement d’ensemble de l’usine accordée à chaque ouvrier, une organisation de l’usine comportant une certaine autonomie des ateliers par rapport à l’établissement et de chaque ouvrier par rapport à son atelier. À l’égard de l’avenir prochain, chaque ouvrier devrait autant que possible savoir à peu près ce qu’il aura à faire les huit ou quinze jours qui suivront, et même avoir un certain choix quant à l’ordre