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combinaison de mouvements à telle autre. Mais il existe des machines automatiques à usages multiples qu’on peut également faire passer d’une fabrication à une autre en remplaçant une came par une autre. Cette espèce de machines est encore récente et peu développée ; nul ne peut prévoir jusqu’à quel point on pourra la développer si l’on s’en donne la peine. Il pourra alors apparaître des choses que l’on nommerait machines, mais qui, du point de vue de l’homme qui travaille, seraient exactement l’opposé de la plupart des machines actuellement en usage ; il n’est pas rare que le même mot recouvre des réalités contraires. Un manœuvre spécialisé n’a en partage que la répétition automatique des mouvements, pendant que la machine qu’il sert enferme, imprimée et cristallisée dans le métal, toute la part de combinaison et d’intelligence que comporte la fabrication en cours. Un tel renversement est contre nature ; c’est un crime. Mais si un homme a pour tâche de régler une machine automatique et de fabriquer les cames correspondant chaque fois aux pièces à usiner, il assume d’une part une partie de l’effort de réflexion et de combinaison, d’autre part un effort manuel comportant, comme celui des artisans, une véritable habileté. Un tel rapport entre la machine et l’homme est pleinement satisfaisant.

Le temps et le rythme sont le facteur le plus important du problème ouvrier. Certes le travail n’est pas le jeu ; il est à la fois inévitable et convenable qu’il y ait dans le travail de la monotonie et de l’ennui, et d’ailleurs il n’est rien de grand sur cette terre, dans aucun domaine, sans une part de monotonie et d’ennui. Il y a plus de monotonie dans une messe en chant grégorien ou dans un concerto de Bach que dans une opérette. Ce monde où nous sommes tombés existe réellement ; nous sommes réellement chair ; nous avons été jetés hors de l’éternité ; et nous devons réellement traverser le temps, avec peine, minute après minute. Cette peine est notre partage, et la monotonie du travail en est seulement une forme. Mais il n’est pas moins vrai que notre pensée est faite pour dominer le temps, et que cette vocation doit être préservée intacte en tout être humain. La succession absolument uniforme en même temps que variée et continuellement surprenante des jours, des mois, des saisons et des années convient exactement à notre peine et à notre grandeur. Tout ce qui parmi les choses humaines est à quelque degré beau et