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EXPÉRIENCE DE LA VIE D’USINE[1]
(Marseille, 1941-1942)



Les lignes qui suivent se rapportent à une expérience de la vie d’usine qui date d’avant 1936. Elles peuvent surprendre beaucoup de gens qui n’ont été en contact direct avec des ouvriers que par l’effet du Front Populaire. La condition ouvrière change continuellement ; elle est parfois autre d’une année à la suivante. Les années qui ont précédé 1936, très dures et très brutales en raison de la crise économique, reflètent mieux pourtant la condition prolétarienne que la période semblable à un rêve qui a suivi.

Des déclarations officielles ont fait savoir que désormais l’État français chercherait à mettre fin à la condition prolétarienne, c’est-à-dire à ce qu’il y a de dégradant dans la vie faite aux ouvriers, soit dans l’usine, soit hors de l’usine. La première difficulté à vaincre est l’ignorance. Au cours des dernières années on a bien senti qu’en fait les ouvriers d’usine sont en quelque sorte déracinés, exilés sur la terre de leur propre pays. Mais on ne sait pas pourquoi. Se promener dans les faubourgs, apercevoir les chambres tristes et sombres, les maisons, les rues, n’aide pas beaucoup à comprendre quelle vie on y mène. Le malheur de l’ouvrier à l’usine est encore plus mystérieux. Les ouvriers eux-mêmes peuvent très difficilement écrire, parler ou même réfléchir à ce sujet, car le premier effet du malheur est que la pensée veut s’évader ; elle ne veut pas considérer le malheur qui la blesse. Aussi les ouvriers, quand ils parlent de leur propre sort, répètent-ils le plus souvent des mots de propagande faits par des gens qui ne sont pas ouvriers. La difficulté est au moins aussi grande pour un ancien ouvrier ; il lui est facile de parler de sa

  1. Article écrit à Marseille en 1941, publié postérieurement en partie sous le pseudonyme d’Émile Novis dans Économie et Humanisme.