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c’est comment tout cela peut devenir humain : car si le travail parcellaire n’était pas à la tâche, l’ennui qui s’en dégage annihilerait l’attention, occasionnerait une lenteur considérable et des tas de loupés. Et si le travail n’était pas parcellaire… Mais je n’ai pas le temps de développer tout cela par lettre. Seulement, quand je pense que les grands chefs bolcheviks prétendaient créer une classe ouvrière libre et qu’aucun d’eux — Trotsky sûrement pas, Lénine je ne crois pas non plus — n’avait sans doute mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ou la liberté pour les ouvriers — la politique m’apparaît comme une sinistre rigolade.

Je dois dire que tout cela concerne le travail non qualifié. Sur le travail qualifié, j’ai encore à peu près tout à apprendre. Ça va venir, j’espère.

Pour moi, cette vie est assez dure, à parler franchement. D’autant que les maux de tête n’ont pas eu la complaisance de me quitter pour faciliter l’expérience — et travailler à des machines avec des maux de tête, c’est pénible. C’est seulement le samedi après-midi et le dimanche que je respire, me retrouve moi-même, réacquiers la faculté de rouler dans mon esprit des morceaux d’idées. D’une manière générale, la tentation la plus difficile à repousser, dans une pareille vie, c’est celle de renoncer tout à fait à penser : on sent si bien que c’est l’unique moyen de ne plus souffrir ! D’abord de ne plus souffrir moralement. Car la situation même efface automatiquement les sentiments de révolte : faire son travail avec irritation, ce serait le faire mal, et se condamner à crever de faim ; et on n’a personne à qui s’attaquer en dehors du travail lui-même. Les chefs, on ne peut pas se permettre d’être insolent avec eux, et d’ailleurs bien souvent ils n’y donnent même pas lieu. Ainsi il ne reste pas d’autre sentiment possible à l’égard de son propre sort que la tristesse. Alors on est tenté de perdre purement et simplement conscience de tout ce qui n’est pas le train-train vulgaire et quotidien de la vie. Physiquement aussi, sombrer, en dehors des heures de travail, dans une demi-somnolence est une grande tentation. J’ai le plus grand respect pour les ouvriers qui arrivent à se donner une culture. Ils sont le plus souvent costauds, c’est vrai. Quand même, il faut qu’ils aient quelque chose dans le ventre. Aussi est-ce de plus en plus rare, avec les progrès de la rationalisation. Je me