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pouvoir vis-à-vis des patrons, parce qu’ils peuvent appuyer toutes les réclamations, même les plus infimes ou les plus absurdes, par la menace du débrayage ; vis-à-vis des ouvriers, parce qu’ils peuvent à leur choix appuyer ou non la demande de tel ou tel ouvrier, interdire ou non qu’on lui impose une sanction, parfois même demander son renvoi.

Quelques faits précis survenus à Maubeuge peuvent donner une idée des abus auxquels on arrive. Dans une usine, les délégués font sortir un syndiqué chrétien ; le directeur le fait revenir à sa place ordinaire, et les délégués, pour se venger du directeur, viennent interdire à telle ou telle équipe l’exécution d’un travail urgent. Aucune sanction n’a été prise. Ailleurs, une équipe ayant chanté l’Internationale sur le passage de visiteurs, le délégué, appelé au bureau pour donner des explications, fait débrayer avant de s’y rendre. Aucune sanction. Ailleurs, les délégués ordonnent une grève perlée sans consulter le syndicat. Ailleurs, les délégués font débrayer pour obtenir le renvoi des syndiqués chrétiens. Ailleurs, plusieurs délégués amènent les ouvriers assiéger un atelier, pendant les heures de travail, pour sortir de l’usine un autre délégué, adhérent à la C. G. T. qu’ils accusent d’être vendu à la direction. Les délégués décident aussi de la cadence du travail, tantôt la font descendre au-dessous de ce que comporte un travail normal, tantôt la font monter au point que les ouvriers ne peuvent pas suivre.

Même là où les abus ne vont pas si loin, les délégués ont souvent tendance à accroître l’importance de leur rôle au delà de ce qui est utile. Ils recueillent presque indistinctement les réclamations légitimes ou absurdes, importantes ou infimes, ils harcèlent la maîtrise et la direction, souvent avec la menace du débrayage à la bouche, et créent chez les chefs, sur qui pèsent déjà lourdement les préoccupations purement techniques, un état nerveux intolérable. Il y a lieu d’ailleurs de se demander s’il s’agit seulement de maladresse, ou s’il n’y a pas là quelquefois une tactique consciente, comme semblerait l’indiquer une phrase prononcée un jour par un délégué ouvrier d’une autre région, qui se vantait de harceler son chef d’atelier tous les jours, sans répit, pour ne jamais lui laisser le loisir de reprendre le dessus. D’autre part, le pouvoir que possèdent les délégués a dès à présent créé une certaine séparation entre eux et les ouvriers du rang ; de leur part