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b) Réponse de A. Detœuf.


Ma chère amie,

La conversation que vous rapportez est des plus intéressantes ; sans généraliser au point où vous le faites, je crois qu’elle reflète un état d’esprit des plus fréquents. Mais elle ne m’inspire pas les mêmes réflexions qu’à vous. Vous raisonnez avec votre âme qui s’identifie, par tendresse et esprit de justice, avec l’âme ouvrière, alors qu’il s’agit de comprendre des patrons, qui sont peut-être d’anciens ouvriers, mais qui sont certainement depuis longtemps des patrons.

Voulez-vous que nous laissions de côté ce qu’il y a d’un peu grotesque, et aussi d’un peu odieux dans le fait d’être bedonnant, bien nourri. C’est un malheur que les deux industriels que vous avez rencontrés et moi-même partageons avec des représentants de la classe ouvrière, et même, avec des ouvriers, qui ne jugent pas pour cela que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Si j’insiste sur ce point, secondaire assurément dans votre esprit, c’est qu’à la vérité, dans l’exposé objectif de la conversation que vous avez entendue, et dans les commentaires d’une logique impitoyable qui l’accompagnent, ce seul caractère pittoresque, physique, parle à l’imagination et écarte ainsi, me semble-t-il, de la sérénité nécessaire.

Oublions donc, si vous le voulez bien, l’aspect physique de vos deux patrons. Que résulte-t-il de leur conversation ? Incontestablement qu’ils sont exaspérés, qu’ils croient n’avoir plus rien à perdre, qu’ils sont disposés à fermer leurs usines pour résister à une loi sur l’embauchage qui les priverait de certaines prérogatives qu’ils jugent indispensables à leur gestion, et qu’une grève générale des patrons leur paraîtrait une insurrection patriotique.

Vous leur dites qu’ils ont beaucoup plus à perdre qu’ils ne le croient, qu’ils envisagent d’user d’un moyen d’action qu’ils réprouvent chez leurs employés, que leurs usines fonctionneront bien sans eux ; et vous concluez que la tendance au sabotage patronal s’accroît.

Et, dans tout cela, il y a une part de vérité, mais, à mon sens, cette part de la vérité qui ne peut conduire, dans l’immédiat, à rien de pratique, à rien de meilleur.

Mettez-vous un peu à la place de vos deux patrons. Ces hommes ont cru être tout-puissants dans leur entreprise ;