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« …Oui, quoi, on n’a plus rien à perdre ! Rien. Et puis enfin, on serait comme un capitaine de navire qui n’a plus rien à dire, qui n’a plus qu’à s’enfermer dans sa cabine, pendant que l’équipage est sur la passerelle. »

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« … Le patron est l’être le plus détesté. Détesté de tout le monde. Et c’est lui pourtant qui fait vivre tout le monde. Comme c’est étrange, cette injustice. Oui, détesté de tous. — Autrefois, au moins, il y avait des égards. Je me souviens, dans ma jeunesse… — C’est fini, ça. — Oui, même là où la maîtrise est bonne… — Oh ! les salopards ont fait tout ce qu’il fallait pour nous amener là. Mais ils le paieront. »

Cette dernière parole sur un ton de haine concentrée. Sans vouloir être alarmiste, de pareilles conversations, il faut le reconnaître, ne peuvent avoir lieu que dans une atmosphère qui n’est pas celle de la paix civile.


« …On ne s’en rend pas du tout compte, mais le fleuve de la vie sociale dérive de la caisse des patrons. S’ils fermaient tous en même temps, qui est-ce qui pourrait faire quoi que ce soit ? On sera forcé d’en venir là, alors les gens comprendront. Les patrons ont eu le tort d’avoir peur. Ils n’avaient qu’à dire : les leviers de commande, c’est nous qui les avons. Et ils auraient imposé leur volonté. »

On les aurait bien étonnés en leur disant que leur plan n’est que l’équivalent patronal de la grève générale, à l’égard de laquelle, sans doute, ils n’ont pas assez de mots pour exprimer leur réprobation. Si les patrons peuvent légitimement faire une telle grève pour avoir le droit de prendre ou renvoyer qui bon leur semble, pourquoi les ouvriers ne pourraient-ils pas faire la grève générale pour avoir le droit de n’être pas refusés ou renvoyés par caprice ? Eux, dans les sombres années 1934-35, n’avaient vraiment plus grand-chose à perdre.

Par ailleurs, ces deux braves messieurs n’ont même pas l’air d’imaginer que si les patrons bouclaient tous ensemble, on rouvrirait les usines sans leur demander la clef et on les ferait tourner sans eux. L’exemple de la Russie tend à faire penser que les années qui suivraient ne seraient agréables pour personne ; mais elles ne le seraient surtout pas pour eux.


« … Oui, après tout, on n’a plus rien à perdre. — Oh ! non, plus rien du tout ; autant crever. — Oui, s’il faut crever, en tout cas, il vaut mieux crever en beauté. — J’ai bien l’im-