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a) Lettre de Simone Weil[1].


Cher ami,

Dans le train, j’ai entendu causer deux patrons, moyens patrons apparemment (voyageant en seconde, ruban rouge), l’un, semblait-il, provincial, et l’autre faisant la navette entre la province et la région parisienne, le premier dans le textile, le second dans le textile et la métallurgie ; cheveux blancs, un peu corpulents, air très respectable ; le second jouant un certain rôle dans le syndicalisme patronal de la métallurgie parisienne. Leurs propos m’ont semblé si remarquables que je les ai notés en arrivant chez moi. Je vous les transcris (en les mêlant de quelques commentaires).

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« Voilà qu’on reparle du contrôle de l’embauche et de la débauche. Dans les mines, on met des commissions paritaires, oui, avec les représentants ouvriers à côté du patron. Vous vous rendez compte ? On ne va plus pouvoir prendre et renvoyer qui on veut ? — Oh ! c’est incontestablement une violation de la liberté. — C’est la fin de tout ! — Oui, vous avez raison ; comme vous disiez tout à l’heure, ils font si bien qu’on est complètement dégoûté, si dégoûté qu’on ne prend plus les commandes, même si on en a. — Parfaitement. — Nous, nous avons voté à la presque unanimité une résolution pour dire qu’on ne veut pas du contrôle, qu’on fermerait plutôt les usines. Si on en faisait autant partout, ils devraient céder. — Oh ! si la loi passait, on n’aurait plus qu’à fermer tous. — Oui, quoi, on n’a plus rien à perdre… »


Parenthèse : Il est étrange que des hommes qui sont bien nourris, bien vêtus, bien chauffés, qui voyagent confortablement en seconde, croient n’avoir rien à perdre. Si leur tactique, qui était celle des patrons russes en 1917, amenait un bouleversement social qui les chasse, errants, sans ressources, sans passeport, sans carte de travail, en pays étranger, ils s’apercevraient alors qu’ils avaient beaucoup à perdre. Dès maintenant, ils pourraient se documenter auprès de ceux qui, ayant occupé en Russie des situations équivalentes aux leurs, sont encore aujourd’hui à peiner misérablement comme manœuvres chez Renault.

  1. Nouveaux Cahiers, 15 décembre 1937. — Correspondance entre S. Weil et A. Detœuf.