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C’est cela qui a changé, depuis juin. On n’a pas supprimé la misère ni l’injustice. Mais tu n’es plus seul. Tu ne peux pas toujours faire respecter tes droits ; mais il y a une grande organisation qui les reconnaît, qui les proclame, qui peut élever la voix et qui se fait entendre. Depuis juin, il n’y a pas un seul Français qui ignore que les ouvriers ne sont pas satisfaits, qu’ils se sentent opprimés, qu’ils n’acceptent pas leur sort. Certains te donnent tort, d’autres te donnent raison ; mais tout le monde se préoccupe de ton sort, pense à toi, craint ou souhaite ta révolte. Une injustice commise envers toi peut, dans certaines circonstances, ébranler la vie sociale. Tu as acquis une importance. Mais n’oublie pas d’où te vient cette importance. Même si, dans ton usine, le syndicat s’est imposé, même si tu peux à présent te permettre beaucoup de choses, ne te figure pas que « c’est arrivé ». Reprends la juste fierté à laquelle tout homme a droit, mais ne tire de tes droits nouveaux aucun orgueil. Ta force ne réside pas en toi-même. Si la grande organisation syndicale qui te protège venait à décliner, tu recommencerais à subir les mêmes humiliations qu’auparavant, tu serais contraint à la même soumission, au même silence, tu en arriverais de nouveau à toujours plier, à tout supporter, à ne jamais oser élever la voix. Si tu commences à être traité en homme, tu le dois au syndicat. Dans l’avenir, tu ne mériteras d’être traité comme un homme que si tu sais être un bon syndiqué.

Être un bon syndiqué, qu’est-ce que cela veut dire ? C’est beaucoup plus peut-être que tu ne te l’imagines. Prendre la carte, les timbres, ce n’est encore rien. Exécuter fidèlement les décisions du syndicat, lutter quand il y a lutte, souffrir quand il le faut, ce n’est pas encore assez. Ne crois pas que le syndicat soit simplement une association d’intérêts. Les syndicats patronaux sont des associations d’intérêts ; les syndicats ouvriers, c’est autre chose. Le syndicalisme, c’est un idéal auquel il faut penser tous les jours, sur lequel il faut toujours avoir les yeux fixés. Être syndicaliste, c’est une manière de vivre, cela veut dire se conformer dans tout ce qu’on fait à l’idéal syndicaliste. L’ouvrier syndicaliste doit se conduire pendant toutes les minutes qu’il passe à l’usine autrement que l’ouvrier non syndiqué. Au temps où tu n’avais aucun droit, tu pouvais ne te reconnaître aucun devoir. Maintenant tu es quelqu’un, tu possèdes une force, tu as reçu des avantages ;