Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/178

Cette page a été validée par deux contributeurs.

on ne peut plus produire assez vite, on n’a plus droit à vivre. Ne voit-on pas les hommes de 40 ans refusés partout, à tous les bureaux d’embauche, quels que soient leurs certificats ? À 40 ans, on est compté comme un incapable. Malheur aux incapables.

La fatigue. La fatigue, accablante, amère, par moments douloureuse au point qu’on souhaiterait la mort. Tout le monde, dans toutes les situations, sait ce que c’est que d’être fatigué, mais pour cette fatigue-là il faudrait un nom à part. Des hommes vigoureux, dans la force de l’âge, s’endorment de fatigue sur la banquette du métro. Pas après un coup dur, après une journée de travail normale. Une journée comme il y en aura une encore le lendemain, le surlendemain, toujours. En descendant dans la rame de métro, au sortir de l’usine, une angoisse occupe toute la pensée : est-ce que je trouverai une place assise ? Ce serait trop dur de devoir rester debout. Mais bien souvent il faut rester debout. Attention qu’alors l’excès de fatigue n’empêche pas de dormir ! Le lendemain il faudrait forcer encore un peu plus.

La peur. Rares sont les moments de la journée où le cœur n’est pas un peu comprimé par une angoisse quelconque. Le matin, l’angoisse de la journée à traverser. Dans les rames de métro qui mènent à Billancourt, vers 6 h. ½ du matin, on voit la plupart des visages contractés par cette angoisse. Si on n’est pas en avance, la peur de la pendule de pointage. Au travail, la peur de ne pas aller assez vite, pour tous ceux qui ont du mal à y arriver. La peur de louper des pièces en forçant sur la cadence, parce que la vitesse produit une espèce d’ivresse qui annule l’attention. La peur de tous les menus accidents qui peuvent amener des loupés ou un outil cassé. D’une manière générale, la peur des engueulades. On s’exposerait à bien des souffrances rien que pour éviter une engueulade. La moindre réprimande est une dure humiliation, parce qu’on n’ose pas répondre. Et combien de choses peuvent amener une réprimande ! La machine a été mal réglée par le régleur ; un outil est en mauvais acier ; des pièces sont impossibles à bien placer : on se fait engueuler. On va chercher le chef à travers l’atelier pour avoir du boulot, on se fait rembarrer. Si on l’avait attendu à son bureau, on aurait risqué une engueulade aussi. On se plaint d’un travail trop dur ou d’une cadence impossible à suivre, on s’entend brutalement rappeler qu’on occupe