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tion se refuse à parcourir un si grand nombre de minutes mornes.

Le lendemain, on veut bien me laisser me remettre à ma machine, quoique je n’aie pas fait la veille les 800 pièces exigées. Mais il va falloir les faire ce matin. Plus vite. Voilà le contremaître. Qu’est-ce qu’il va me dire ? « Arrêtez. » J’arrête. Qu’est-ce qu’on me veut ? Me renvoyer ? J’attends un ordre. Au lieu d’un ordre, il vient une sèche réprimande, toujours sur le même ton bref. « Dès qu’on vous dit d’arrêter, il faut être debout pour aller sur une autre machine. On ne dort pas, ici. » Que faire ? Me taire. Obéir immédiatement. Aller immédiatement à la machine qu’on me désigne. Exécuter docilement les gestes qu’on m’indique. Pas un mouvement d’impatience : tout mouvement d’impatience se traduit par de la lenteur ou de la maladresse. L’irritation, c’est bon pour ceux qui commandent, c’est défendu à ceux qui obéissent. Une pièce. Encore une pièce. Est-ce que j’en fais assez ? Vite. Voilà que j’ai failli louper une pièce. Attention ! Voilà que je ralentis. Vite. Plus vite…


Quels souvenirs encore ? Il n’en vient que trop pêle-mêle. Des femmes qui attendent devant une porte d’usine. On ne peut entrer que dix minutes avant l’heure, et quand on habite loin il faut bien venir une vingtaine de minutes en avance, pour ne pas risquer une minute de retard. Un portillon est ouvert, mais officiellement « ce n’est pas ouvert ». Il pleut à torrents. Les femmes sont dehors sous la pluie, devant cette porte ouverte. Quoi de plus naturel que de s’abriter quand il pleut et que la porte d’une maison est ouverte ? Mais ce mouvement si naturel, on ne pense même pas à le faire devant cette usine, parce que c’est défendu. Aucune maison étrangère n’est si étrangère que cette usine où on dépense quotidiennement ses forces pendant huit heures.

Une scène de renvoi. On me renvoie d’une usine où j’ai travaillé un mois, sans qu’on m’ait jamais fait aucune observation. Et pourtant on embauche tous les jours. Qu’est-ce qu’on a contre moi ? On n’a pas daigné me le dire. Je reviens à l’heure de la sortie. Voilà le chef d’atelier. Je lui demande bien poliment une explication. Je reçois comme réponse : « Je n’ai pas de comptes à vous rendre », et aussitôt il s’en va. Que faire ? Un scandale ? Je risquerais de ne trouver d’embauche nulle part. Non, m’en aller