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que j’en ai fait les dernières dix minutes ? Je ne vais pas assez vite. Je force encore. Peu à peu, la monotonie de la tâche m’entraîne à rêver. Pendant quelques instants, je pense à bien des choses. Réveil brusque : combien est-ce que j’en fais ? Ça ne doit pas être assez. Ne pas rêver. Forcer encore. Si seulement je savais combien il faut en faire ! Je regarde autour de moi. Personne ne lève la tête, jamais. Personne ne sourit. Personne ne dit un mot. Comme on est seul ! Je fais 400 pièces à l’heure. Savoir si c’est assez ? Pourvu que je tienne à cette cadence, au moins… La sonnerie de midi, enfin. Tout le monde se précipite à la pendule de pointage, au vestiaire, hors de l’usine. Il faut aller manger. J’ai encore un peu d’argent, heureusement. Mais il faut faire attention. Qui sait si on va me garder ici ? Si je ne chômerai pas encore des jours et des jours ? Il faut aller dans un de ces restaurants sordides qui entourent les usines. Ils sont chers, d’ailleurs. Certains plats semblent assez tentants, mais ce sont d’autres qu’il faut choisir, les meilleur marché. Manger coûte un effort encore. Ce repas n’est pas une détente. Quelle heure est-il ? Il reste quelques moments pour flâner. Mais sans s’écarter trop : pointer une minute en retard, c’est travailler une heure sans salaire. L’heure avance. Il faut rentrer. Voici ma machine. Voici mes pièces. Il faut recommencer. Aller vite… Je me sens défaillir de fatigue et d’écœurement. Quelle heure est-il ? Encore deux heures avant la sortie. Comment est-ce que je vais pouvoir tenir ? Voilà que le contremaître s’approche. « Combien en faites-vous ? 400 à l’heure ? Il en faut 800. Sans quoi je ne vous garderai pas. Si à partir de maintenant vous en faites 800, je consentirai peut-être à vous garder. » Il parle sans élever la voix. Pourquoi élèverait-il la voix, quand d’un mot il peut provoquer tant d’angoisse ? Que répondre ? « Je tâcherai. » Forcer. Forcer encore. Vaincre à chaque seconde ce dégoût, cet écœurement qui paralysent. Plus vite. Il s’agit de doubler la cadence. Combien en ai-je fait, au bout d’une heure ? 600. Plus vite. Combien, au bout de cette dernière heure ? 650. La sonnerie. Pointer, s’habiller, sortir de l’usine, le corps vidé de toute énergie vitale, l’esprit vide de pensée, le cœur submergé de dégoût, de rage muette, et par-dessus tout cela d’un sentiment d’impuissance et de soumission. Car le seul espoir pour le lendemain, c’est qu’on veuille bien me laisser passer encore une pareille journée. Quant aux jours qui suivront, c’est trop loin. L’imagina-