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Réponse de M. B.

13. 6. 36.
Mademoiselle,

Si, par hypothèse, les événements qui vous réjouissent avaient évolué à l’inverse, je ne crois pas, mes réactions n’étant pas à sens unique, que j’eusse éprouvé des « sentiments de joie et de délivrance indicibles » à voir les ouvriers plier devant les patrons.

Au moins, je suis tout à fait sûr qu’il m’aurait été impossible de vous en adresser le témoignage.

Je vous prie, Mademoiselle, d’agréer mes regrets de ne pouvoir, sans mensonge, vous exprimer que des sentiments de courtoisie.




Monsieur[1],

Vous m’écrivez exactement comme si j’avais manqué d’élégance morale au point de triompher de vaincus et d’opprimés. Bien sûr, si vous étiez en prison, ou sur le pavé, ou exilé, ou quoi que ce soit de ce genre, je m’abstiendrais d’exprimer de la joie à ce sujet ou même d’en éprouver. Mais, jusqu’à nouvel ordre, vous êtes directeur à R., n’est-ce pas ? Les ouvriers continuent à travailler sous vos ordres ? Même avec les nouveaux salaires, vous continuez à gagner un peu plus qu’un mouleur, j’imagine ? En dernière analyse, rien d’essentiel n’a changé. Quant à l’avenir, personne ne sait ce qu’il apportera, ni si la victoire ouvrière actuelle aura constitué en fin de compte une étape vers un régime totalitaire communiste, ou vers un régime totalitaire fasciste, ou (ce que j’espère, hélas, sans y croire) vers un régime non totalitaire.

Croyez-moi — et surtout, n’imaginez pas que je parle ironiquement — si ce mouvement gréviste a provoqué en moi une joie pure (joie assez vite remplacée, d’ailleurs, par l’angoisse qui ne me quitte pas depuis l’époque déjà lointaine où j’ai compris vers quelles catastrophes nous allons), c’est non seulement dans l’intérêt des ouvriers, mais aussi dans l’intérêt des patrons. Je ne pense pas en ce moment à l’intérêt matériel — peut-être les conséquences de cette grève seront-elles en fin de compte néfastes pour l’intérêt matériel des uns et des autres, on ne sait pas — mais à l’intérêt moral, au salut de l’âme. Je pense

  1. Non datée, juin 1936.