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Fragment de lettre[1].


Monsieur,

En principe, je pense venir dans 15 jours. J’écrirai pour confirmer.

Vous pouvez mettre, comme pseudonyme au papier sur Antigone, « Cléanthe » (c’est le nom d’un Grec qui combinait l’étude de la philosophie stoïcienne avec le métier de porteur d’eau). Je signerais, sans la question de l’embauchage éventuel.

Si vous pensez que cela m’a coûté de présenter Antigone comme j’ai fait, vous avez tort de m’en remercier : on ne remercie pas les gens des contraintes qu’on leur impose. Mais en fait ce n’est pas le cas, ou à peu près pas. Je trouve plus beau d’exposer le drame dans sa nudité. Peut-être m’arrivera-t-il pour d’autres textes d’esquisser en quelques mots des applications possibles à la vie contemporaine ; j’espère toutefois qu’elles ne vous paraîtront pas inacceptables.

Ce qui, en revanche, m’a été pénible, c’est le fait même d’écrire en ayant présente à l’esprit la question : est-ce que ceci peut passer ? Cela ne m’était jamais arrivé, et il y a bien peu de considérations capables de m’amener à m’y résoudre. La plume se refuse à ce genre de contrainte, quand on a appris à la manier comme il convient. Mais je continuerai néanmoins, bien entendu.

J’ai une grande ambition, mais à laquelle j’ose à peine penser, tant elle est difficile à réaliser : ce serait, après cette série de papiers, d’en faire une autre — mais compréhensible et intéressante pour n’importe quel manœuvre — sur la création de la science moderne par les Grecs ; histoire merveilleuse, et généralement ignorée même des gens cultivés.

Vous ne m’avez pas comprise en ce qui concerne les licenciements. Ce n’est pas l’arbitraire même que je voudrais voir limiter. Lorsqu’il s’agit d’une mesure aussi cruelle (ce n’est pas à vous que ce reproche s’adresse) le choix en lui-même me paraît dans une certaine mesure indifférent. Ce que je trouve incompatible avec la dignité humaine, c’est la crainte de déplaire engendrée chez les subordonnés par

  1. Non daté (avril-mai 1936 ?).