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Quant à M. M.[1], je vous laisse le soin de décider s’il vaut mieux lui demander immédiatement d’accorder ou refuser une autorisation de principe, tout en lui faisant remarquer que mon projet est soumis à des conditions qui rendent l’exécution peu probable, en tout cas prochainement ; ou s’il vaut mieux ne rien dire jusqu’au jour où une possibilité concrète de travailler chez vous se présenterait pour moi. L’avantage qu’il y aurait pour moi à savoir tout de suite à quoi m’en tenir serait que, s’il dit non, je ne serai retenue dans mes investigations à R. par aucune arrière-pensée ; dans le cas contraire, je tâcherai à tout hasard de ne pas trop me faire remarquer au cours de mes visites à l’usine. D’un autre côté, un projet si vague ne vaut peut-être pas la peine qu’on en parle. À vous de faire ce qu’il vous plaira. Encore une fois, je m’excuse d’avoir varié comme j’ai fait.

Permettez-moi de vous rappeler que je vous demande en tout cas de ne pas parler à M. M. de mon expérience dans les usines parisiennes, ni d’ailleurs à personne.

J’ai pensé à ce que vous m’avez dit sur la manière dont s’opère le choix des ouvriers à renvoyer, en cas de réduction du personnel. Je sais bien que votre méthode est la seule défendable du point de vue de l’entreprise. Mais placez-vous un moment à l’autre point de vue — celui d’en bas. Quelle puissance donne à vos chefs de service cette responsabilité de désigner, parmi les ouvriers polonais, ceux qui sont à renvoyer comme étant les moins utiles ! Je ne les connais pas, j’ignore comment ils usent d’une telle puissance. Mais je peux me représenter la situation de ces ouvriers polonais, qui, je pense, se doutent qu’un jour ou l’autre vous pourrez être de nouveau contraint de renvoyer quelques-uns d’entre eux, devant le chef de service qui serait chargé ce jour-là de vous désigner tel ou tel comme étant moins utile que ses camarades. Combien ils doivent trembler devant lui et redouter de lui déplaire ! Me jugerez-vous encore ultra-sensible si je vous dis que j’imagine cela très bien, et que cela me fait mai ? Supposez-vous placé dans une telle situation, avec femme et enfants à votre charge, et demandez-vous dans quelle mesure il vous serait possible de conserver votre dignité.

N’y aurait-il pas moyen d’établir — en le faisant savoir, bien entendu — n’importe quel autre criterium non sou-

  1. Propriétaire de l’usine.