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Loin de moi l’idée de vous reprocher cette puissance. Elle a été mise entre vos mains. Vous l’exercez, j’en suis persuadée, avec la plus grande générosité possible — du moins étant donné d’une part l’obsession du rendement, d’autre part le degré inévitable d’incompréhension. Il n’en reste pas moins vrai qu’il n’y a, toujours et partout, que subordination.

Tout ce que vous faites pour les ouvriers, vous le faites gratuitement, généreusement, et ils sont perpétuellement vos obligés. Eux ne font rien qui ne soit fait ou par contrainte ou par l’appât du gain. Tous leurs gestes sont dictés ; le seul domaine où ils puissent mettre du leur, c’est la quantité, et à leurs efforts dans ce domaine correspond seulement une quantité supplémentaire de sous. Jamais ils n’ont droit à une récompense morale de la part d’autrui ou d’eux-mêmes : remerciement, éloge, ou simplement satisfaction de soi. C’est là un des pires facteurs de dépression morale dans l’industrie moderne ; je l’éprouvais tous les jours, et beaucoup, j’en suis sûre, sont comme moi. (J’ajouterai d’ailleurs ce point à mon petit questionnaire, si vous l’utilisez.)

Vous pouvez vous demander quelles formes concrètes de collaboration j’imagine. Je n’ai encore que quelques ébauches d’idées à ce sujet ; mais j’ai quelque confiance qu’on pourrait concevoir quelque chose de plus complet en étudiant concrètement la question.

Je n’ai plus qu’à vous laisser à vos propres réflexions. Vous avez un temps pour ainsi dire illimité pour décider — si toutefois quelque guerre ou quelque dictature « totalitaire » ne vient pas un de ces jours ôter à tous presque tout pouvoir de décision en tout domaine…

Je ne suis pas sans remords à votre sujet. Au cas, après tout probable, où nos échanges de vues resteraient sans effet, je n’aurais rien fait d’autre que vous communiquer des préoccupations douloureuses. Cette pensée me fait de la peine. Vous êtes relativement heureux, et le bonheur est pour moi quelque chose de précieux et digne de respect. Je ne désire pas communiquer inutilement autour de moi l’amertume ineffaçable que mon expérience m’a laissée.

Veuillez croire à mes sentiments les meilleurs.

S. Weil.


P.-S. — Il y a un point que je m’en veux d’avoir oublié à notre dernière entrevue ; je le note seulement pour