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un moment, on tombe sur les genoux le moment d’après. L’acceptation des souffrances physiques et morales inévitables, dans la mesure précise où elles sont inévitables, c’est le seul moyen de conserver sa dignité. Mais acceptation et soumission sont deux choses bien différentes.

L’esprit que je désire susciter, c’est précisément cet esprit de collaboration que vous m’opposiez. Mais un esprit de collaboration suppose une collaboration effective. Je n’aperçois à présent rien de tel à R., mais au contraire une subordination totale. C’est pourquoi j’avais rédigé cet article — qui devait, dans ma pensée, être le début d’une série — d’une manière qui pouvait vous donner l’impression d’un encouragement déguisé à la révolte ; car pour faire passer des hommes d’une subordination totale à un degré quelconque de collaboration, il faut bien, il me semble, commencer par leur faire relever la tête.

Je me demande si vous vous rendez compte de la puissance que vous exercez. C’est une puissance de dieu plutôt que d’homme. Avez-vous jamais pensé à ce que cela signifie, pour un de vos ouvriers, d’être renvoyé par vous ? Le plus souvent, je suppose, il faut qu’il quitte la commune pour chercher du travail. Il passe donc dans des communes où il n’a aucun droit à aucun secours. Si une malchance — trop probable dans les circonstances actuelles — prolonge vainement sa course errante de bureau d’embauche en bureau d’embauche, il descend, degré par degré, abandonné de Dieu et des hommes, absolument privé de toute espèce de recours, une pente qui, si quelque entreprise ne lui fait pas enfin l’aumône d’une place, le mènera en fin de compte non seulement à la mort lente, mais tout d’abord à une déchéance sans fond ; et cela sans qu’aucune fierté, aucun courage, aucune intelligence puisse l’en défendre. Vous savez bien, n’est-ce pas, que je n’exagère pas ? Tel est le prix dont on risque d’être contraint de payer, pour peu que la malchance s’en mêle, le malheur d’avoir été jugé par vous, pour une raison ou pour une autre, indésirable à R.

Quant à ceux qui demeurent à R., ce sont presque tous des manœuvres ; à l’usine, ils n’ont donc pas à collaborer, mais seulement à obéir, obéir encore et toujours, depuis le moment où ils pointent pour entrer jusqu’au moment où ils pointent pour sortir. Hors de l’usine, ils se trouvent au milieu de choses qui toutes sont faites pour eux, mais qui toutes sont faites par vous. Même leur propre coopérative, en fait ils ne la contrôlent pas.