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plus grande égalité dans le rapport des forces. Je ne crois pas du tout que ce qu’on nomme de nos jours révolution puisse y mener. Après comme avant une révolution soi-disant ouvrière, les ouvriers de R. continueront à obéir passivement, aussi longtemps que la production sera fondée sur l’obéissance passive. Que le directeur de R. soit sous les ordres d’un administrateur-délégué représentant quelques capitalistes, ou sous les ordres d’un « trust d’État » soi-disant socialiste, la seule différence sera que dans le premier cas l’usine d’une part, la police, l’armée, les prisons, etc., de l’autre sont entre des mains différentes, et dans le second cas entre les mêmes mains. L’inégalité dans le rapport des forces n’est donc pas diminuée, mais accentuée.

Cette considération ne me porte pourtant pas à être contre les partis dits révolutionnaires. Car aujourd’hui tous les groupements politiques qui comptent tendent également et à l’accentuation de l’oppression, et à la mainmise de l’État sur tous les instruments de puissance ; les uns appellent ça révolution ouvrière, d’autres fascisme, d’autres organisation de la défense nationale. Quelle que soit l’étiquette, deux facteurs priment tout : d’une part la subordination et la dépendance impliquées par les formes modernes de la technique et de l’organisation économique, d’autre part la guerre. Tous ceux qui veulent une « rationalisation » croissante d’une part, la préparation à la guerre d’autre part se valent à mes yeux, et c’est le cas pour tous.

En ce qui concerne les usines, la question que je me pose, tout à fait indépendante du régime politique, est celle d’un passage progressif de la subordination totale à un certain mélange de subordination et de collaboration, l’idéal étant la coopération pure.

En me renvoyant mon article, vous me reprochiez d’exciter un certain esprit de classe, par opposition à l’esprit de collaboration que vous voulez voir régner dans la communauté de R. Par esprit de classe, vous entendez, je suppose, esprit de révolte. Or je ne désire exciter rien de pareil. Entendons-nous bien : quand les victimes de l’oppression sociale se révoltent en fait, toutes mes sympathies vont vers eux, quoique non mêlées d’espérance ; quand un mouvement de révolte aboutit à un succès partiel, je me réjouis. Mais je ne désire pourtant absolument pas susciter l’esprit de révolte, et cela moins dans l’intérêt de l’ordre que dans l’intérêt moral des opprimés. Je sais trop bien que lorsqu’on est sous les chaînes d’une nécessité trop dure, si on se révolte