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toujours comme ressource, si l’on a l’âme forte, le courage et l’indifférence aux souffrances et aux privations. C’était la ressource des esclaves stoïciens. Mais cette ressource est interdite aux esclaves de l’industrie moderne. Car ils vivent d’un travail pour lequel, étant donné la succession machinale des mouvements et la rapidité de la cadence, il ne peut y avoir d’autre stimulant que la peur et l’appât des sous. Supprimer en soi ces deux sentiments à force de stoïcisme, c’est se mettre hors d’état de travailler à la cadence exigée. Le plus simple alors, pour souffrir le moins possible, est de rabaisser toute son âme au niveau de ces deux sentiments ; mais c’est se dégrader. Si l’on veut conserver sa dignité à ses propres yeux, on doit se condamner à des luttes quotidiennes avec soi-même, à un déchirement perpétuel, à un perpétuel sentiment d’humiliation, à des souffrances morales épuisantes ; car sans cesse on doit s’abaisser pour satisfaire aux exigences de la production industrielle, se relever pour ne pas perdre sa propre estime, et ainsi de suite. Voilà ce qu’il y a d’horrible dans la forme moderne de l’oppression sociale ; et la bonté ou la brutalité d’un chef ne peut pas y changer grand-chose. Vous apercevez clairement, je pense, que ce que je viens de dire est applicable à tout être humain, quel qu’il soit, placé dans cette situation.

Que faire, direz-vous encore ? Encore une fois, je crois que faire sentir à ces hommes qu’on les comprend serait déjà pour les meilleurs d’entre eux un réconfort. La question est de savoir si en fait, parmi les ouvriers travaillant actuellement à R., il y en a qui aient assez d’élévation de cœur et d’esprit pour qu’on puisse les toucher de la manière que j’imagine. Au cours de vos rapports de chef à subordonnés avec eux, vous n’avez aucun moyen de vous en rendre compte. Je crois que moi, je le pourrais, par les coups de sonde dont je vous parlais. Mais à cet effet, il faudrait que le journal ne me soit pas fermé…

Je vous ai dit, je crois, tout ce que j’ai à vous dire. À vous de réfléchir. Le pouvoir et la décision sont entièrement entre vos mains. Je ne puis que me mettre à votre disposition, le cas échéant ; et remarquez que je m’y mets tout entière, puisque je suis prête à me soumettre de nouveau corps et âme, pour un espace de temps indéterminé, au monstrueux engrenage de la production industrielle. Je mettrais en somme autant que vous en jeu dans l’affaire ; ce doit être pour vous une garantie de sérieux.