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votre situation morale était tout autre, si du moins, comme j’ai cru le comprendre, vous occupiez à ces moments des postes plus ou moins responsables. Pour moi, à risques égaux ou même plus grands, je résisterai, je pense, le cas échéant, à mes chefs universitaires (s’il survient quelque gouvernement autoritaire) avec une tout autre fermeté que je ne ferais dans une usine devant le contremaître ou le directeur. Pourquoi ? Sans doute pour une raison analogue à celle qui rendait le courage plus facile pendant la guerre à un gradé qu’à un soldat — fait bien connu des anciens combattants, et que j’ai entendu signaler plus d’une fois. Dans l’Université, j’ai des droits, une dignité et une responsabilité à défendre. Qu’ai-je à défendre comme ouvrière d’usine, alors que je dois chaque jour renoncer à toute espèce de droits à l’instant même où je pointe à la pendule ? Je n’ai à y défendre que ma vie. S’il fallait à la fois subir la subordination de l’esclave et courir les dangers de l’homme libre, ce serait trop. Forcer un homme qui se trouve dans une telle situation à choisir entre se mettre en danger et se défiler, comme vous dites, c’est lui infliger une humiliation qu’il serait plus humain de lui épargner.

Ce que vous m’avez raconté au sujet de la réunion de la coopérative, quand vous me disiez — avec une nuance de dédain, me semblait-il — que personne n’avait osé y parler, m’avait inspiré des réflexions analogues. N’y a-t-il pas là une situation pitoyable ? On se trouve, sans aucun recours, sous le coup d’une force complètement hors de proportion avec celle qu’on possède, force sur laquelle on ne peut rien, par laquelle on risque constamment d’être écrasé — et quand, l’amertume au cœur, on se résigne à se soumettre et à plier, on se fait mépriser pour manque de courage par ceux mêmes qui manient cette force.

Je ne puis parler de ces choses sans amertume, mais croyez bien qu’elle n’est pas dirigée contre vous ; il y a là une situation de fait dans laquelle, somme toute, il ne serait sans doute pas juste de vous assigner une plus grande part de responsabilité qu’à moi-même ou à n’importe qui.

Pour revenir à la question des rapports avec les chefs, j’avais, pour moi, une règle de conduite bien ferme. Je ne conçois les rapports humains que sur le plan de l’égalité ; dès lors que quelqu’un s’est mis à me traiter en inférieure, il n’y a plus à mes yeux de rapports humains