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Et quand vous aurez fini d’écrire, il sera tout à fait inutile de signer. Vous tâcherez même de vous arranger pour qu’on ne puisse pas deviner qui vous êtes.

Même, comme cette précaution risque de ne pas suffire, vous en prendrez une autre, si vous le voulez bien. Au lieu d’envoyer ce que vous aurez écrit à Entre Nous, vous me l’enverrez à moi. Je recopierai vos articles pour Entre Nous, mais en les arrangeant de manière que personne ne puisse s’y reconnaître. Je couperai un même article en plusieurs morceaux, je mettrai parfois ensemble des morceaux d’articles différents. Les phrases imprudentes, je m’arrangerai pour qu’on ne puisse même pas savoir de quel atelier elles viennent. S’il y a des phrases qu’il me semble dangereux pour vous de publier même avec ces précautions, je les supprimerai. Soyez sûrs que je ferai bien attention. Je sais ce que c’est que la situation d’un ouvrier dans une usine. Je ne voudrais pour rien au monde que par ma faute il arrive un coup dur à l’un de vous.

De cette manière vous pourrez vous exprimer librement, sans aucune préoccupation de prudence. Vous ne me connaissez pas. Mais vous sentez bien, n’est-ce pas, que je désire seulement vous servir, que pour rien au monde je ne voudrais vous nuire ? Je n’ai aucune responsabilité dans la fabrication des cuisinières. Ce qui m’intéresse, c’est seulement le bien-être physique et moral de ceux qui les fabriquent.

Exprimez-vous bien sincèrement. N’atténuez rien, n’exagérez rien, ni en bien ni en mal. Je pense que cela vous soulagera un peu de dire la vérité sans réserves.

Vos camarades vous liront. S’ils sentent comme vous, ils seront bien contents de voir imprimées des choses qui peut-être remuaient au fond de leur cœur sans pouvoir se traduire par des mots ; ou peut-être des choses qu’ils auraient su exprimer, mais taisaient par force. S’ils sentent autrement, ils prendront la plume à leur tour pour s’expliquer. De toutes manières vous vous comprendrez mieux les uns les autres. La camaraderie ne pourra qu’y gagner, et ce sera déjà un grand bien.

Vos chefs aussi vous liront. Ce qu’ils liront ne leur fera peut-être pas toujours plaisir. Ça n’a pas d’importance. Ça ne leur fera pas de mal d’entendre des vérités désagréables.

Ils vous comprendront bien mieux après vous avoir lus. Bien souvent des chefs qui au fond sont des hommes bons