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lérable de parler devant un chef. Il m’avait semblé vous avoir touché. Mais j’avais sans doute tort d’espérer qu’une heure d’entretien puisse l’emporter sur la pression des occupations quotidiennes. Commander ne rend pas facile de se mettre à la place de ceux qui obéissent.

À mes yeux, la raison d’être essentielle de ma collaboration à votre journal résidait dans le fait que mon expérience de l’an passé me permet peut-être d’écrire de manière à alléger un peu le poids des humiliations que la vie impose jour par jour aux ouvriers de R., comme à tous les ouvriers des usines modernes. Ce n’est pas là le seul but, mais c’est, j’en suis convaincue, la condition essentielle pour élargir leur horizon. Rien ne paralyse plus la pensée que le sentiment d’infériorité nécessairement imposé par les atteintes quotidiennes de la pauvreté, de la subordination, de la dépendance. La première chose à faire pour eux, c’est de les aider à retrouver ou à conserver, selon le cas, le sentiment de leur dignité. Je ne sais que trop combien il est difficile, dans une pareille situation, de conserver ce sentiment, et combien tout appui moral peut être alors précieux. J’espérais de tout mon cœur pouvoir, par ma collaboration à votre journal, apporter un petit peu un tel appui aux ouvriers de R.

Je ne crois pas que vous vous fassiez une idée exacte de ce qu’est au juste l’esprit de classe. À mon avis, il ne peut guère être excité par de simples paroles prononcées ou écrites. Il est déterminé par les conditions de vie effectives. Les humiliations, les souffrances imposées, la subordination le suscitent ; la pression inexorable et quotidienne de la nécessité ne cesse pas de le réprimer, et souvent au point de le tourner en servilité chez les caractères les plus faibles. En dehors de moments exceptionnels qu’on ne peut, je crois, ni amener ni éviter, ni même prévoir, la pression de la nécessité est toujours largement assez puissante pour maintenir l’ordre ; car le rapport des forces n’est que trop clair. Mais si l’on pense à la santé morale des ouvriers, le refoulement perpétuel d’un esprit de classe qui couve toujours sourdement à un degré quelconque va presque partout beaucoup plus loin qu’il ne serait souhaitable. Donner parfois expression à cet esprit — sans démagogie, bien entendu — ce ne serait pas l’exciter, mais au contraire en adoucir l’amertume. Pour les malheureux, leur infériorité sociale est infiniment plus lourde à porter du fait qu’ils la trouvent présentée partout comme quelque chose qui va de soi.