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LETTRES À UN INGÉNIEUR
DIRECTEUR D’USINE[1]
(Bourges, janvier-juin 1936)



Bourges, le 13 janvier 1936.
Monsieur,

Je ne peux pas dire que votre réponse m’ait étonnée. J’en espérais une autre, mais sans trop y compter.

Je n’essaierai pas de défendre le texte[2] que vous avez refusé. Si vous étiez catholique, je ne résisterais pas à la tentation de vous montrer que l’esprit qui inspirait mon article, et qui vous a choqué, n’est pas autre chose que l’esprit chrétien pur et simple ; je crois que cela ne me serait pas difficile. Mais je n’ai pas lieu d’user de tels arguments avec vous. D’ailleurs je ne veux pas discuter. Vous êtes le chef, et n’avez pas à rendre compte de vos décisions.

Je veux seulement vous dire que la « tendance » qui vous a semblé inadmissible avait été développée par moi à dessein et de propos délibéré. Vous m’avez dit — je répète vos propres termes — qu’il est très difficile d’élever les ouvriers. Le premier des principes pédagogiques, c’est que pour élever quelqu’un, enfant ou adulte, il faut d’abord l’élever à ses propres yeux. C’est cent fois plus vrai encore quand le principal obstacle au développement réside dans des conditions de vie humiliantes.

Ce fait constitue pour moi le point de départ de toute tentative efficace d’action auprès des masses populaires, et surtout des ouvriers d’usine. Et, je le comprends bien, c’est précisément ce point de départ que vous n’admettez pas. Dans l’espoir de vous le faire admettre, et parce que le sort de huit cents ouvriers est entre vos mains, je m’étais fait violence pour vous dire sans réserves ce que mon expérience m’avait laissé sur le cœur. J’ai dû faire un pénible effort sur moi-même pour vous dire de ces choses qu’il est à peine supportable de confier à ses égaux, dont il est into-

  1. Cet ingénieur avait fondé une petite revue ouvrière, Entre Nous.
  2. Voir le texte à la suite de la lettre.