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Notre époque a pour mission propre, pour vocation, la constitution d’une civilisation fondée sur la spiritualité du travail. Les pensées qui se rapportent au pressentiment de cette vocation, et qui sont éparses chez Rousseau, George Sand, Tolstoï, Proudhon, Marx, dans les encycliques des papes, et ailleurs, sont les seules pensées originales de notre temps, les seules que nous n’ayons pas empruntées aux Grecs. C’est parce que nous n’avons pas été à la hauteur de cette grande chose qui était en train d’être enfantée en nous que nous nous sommes jetés dans l’abîme des systèmes totalitaires. Mais si l’Allemagne est vaincue, peut-être que notre faillite n’est pas définitive. Peut-être avons-nous encore une occasion. On ne peut pas y penser sans angoisse ; si nous l’avons, médiocres comme nous sommes, comment ferons-nous pour ne pas la manquer ?

Cette vocation est la seule chose assez grande pour la proposer aux peuples au lieu de l’idole totalitaire. Si on ne la propose pas de manière à en faire sentir la grandeur, ils resteront sous l’emprise de l’idole ; elle sera seulement peinte en rouge au lieu de brun. Si on donne à choisir aux hommes entre le beurre et les canons, bien qu’ils préfèrent, et de très loin, le beurre, une fatalité mystérieuse les contraint malgré eux à choisir les canons. Le beurre manque par trop de poésie — du moins lorsqu’on en a, car il prend une espèce de poésie quand on n’en a pas. La préférence qu’on a pour lui est inavouable.

Actuellement, les Nations Unies, surtout l’Amérique, passent leur temps à dire aux populations affamées d’Europe : Avec nos canons, nous allons vous procurer du beurre. Ceci ne provoque qu’une seule réaction, la pensée qu’ils ne se hâtent guère. Quand on donnera ce beurre, les gens se jetteront dessus ; et aussitôt après ils se tourneront vers quiconque leur fera voir de jolis canons, décemment enveloppés de n’importe quelle idéologie. Qu’on n’imagine pas qu’étant épuisés ils ne demanderont que le bien-être. L’épuisement nerveux causé par un malheur récent empêche de s’installer dans le bien-être. Il contraint à chercher l’oubli, soit dans une soûlerie de jouissances exaspérées — comme ce fut le cas après 1918 — soit dans quelque sombre fanatisme. Le malheur qui a mordu trop profondément suscite une disposition au malheur qui con-