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logue le travail ouvrier. Elle est tout aussi facile à concevoir.

Ainsi seulement la dignité du travail serait pleinement fondée. Car, en allant au fond des choses, il n’y a pas de véritable dignité qui n’ait une racine spirituelle et par suite d’ordre surnaturel.

La tâche de l’école populaire est de donner au travail davantage de dignité en y infusant de la pensée, et non pas de faire du travailleur une chose à compartiments qui tantôt travaille et tantôt pense. Bien entendu, un paysan qui sème doit être attentif à répandre le grain comme il faut, et non à se souvenir de leçons apprises à l’école. Mais l’objet de l’attention n’est pas tout le contenu de la pensée. Une jeune femme heureuse, enceinte pour la première fois, qui coud une layette, pense à coudre comme il faut. Mais elle n’oublie pas un instant l’enfant qu’elle porte en elle. Au même moment, quelque part dans un atelier de prison, une condamnée coud en pensant aussi à coudre comme il faut, car elle craint d’être punie. On pourrait imaginer que les deux femmes font au même instant le même ouvrage, et ont l’attention occupée par la même difficulté technique. Il n’y en a pas moins un abîme de différence entre l’un et l’autre travail. Tout le problème social consiste à faire passer les travailleurs de l’une à l’autre de ces deux situations.

Ce qu’il faudrait, c’est que ce monde et l’autre, dans leur double beauté, soient présents et associés à l’acte du travail, comme l’enfant qui va naître à la fabrication de la layette. Cette association peut s’opérer par une manière de présenter les pensées qui les mette en rapport direct avec les gestes et les opérations particulières de chaque travail, par une assimilation assez profonde pour qu’elles pénètrent dans la substance même de l’être, et par une habitude imprimée dans la mémoire et liant ces pensées aux mouvements du travail.

Nous ne sommes pas aujourd’hui, ni intellectuellement ni spirituellement, capables d’une telle transformation. Ce serait beaucoup si nous étions capables de commencer à la préparer. Bien entendu, l’école n’y suffirait pas. Il faudrait que tous les milieux où subsiste quelque chose qui ressemble à de la pensée y participent — les Églises, les syndicats, les milieux littéraires et scientifiques. On ose à peine mentionner dans cette catégorie les milieux politiques.