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sentée simplement comme une beauté à savourer, imprégnerait insensiblement de spiritualité la masse du pays, si toutefois le pays en est capable, bien plus efficacement qu’aucun enseignement dogmatique des croyances religieuses.

Le mot de beauté n’implique nullement qu’il faille considérer les choses religieuses à la manière des esthètes. Le point de vue des esthètes est sacrilège, non seulement en matière de religion, mais même en matière d’art. Il consiste à s’amuser avec la beauté en la manipulant et en la regardant. La beauté est quelque chose qui se mange ; c’est une nourriture. Si l’on offrait au peuple la beauté chrétienne simplement à titre de beauté, ce devrait être comme une beauté qui nourrit.

Dans l’école rurale, la lecture attentive, souvent répétée, souvent commentée, toujours reprise, des textes du Nouveau Testament où il est question de la vie rurale, pourrait faire beaucoup pour rendre à la vie des champs la poésie perdue. Si d’une part toute la vie spirituelle de l’âme, d’autre part toutes les connaissances scientifiques concernant l’univers matériel, sont orientées vers l’acte du travail, le travail tient sa juste place dans la pensée d’un homme. Au lieu d’être une espèce de prison, il est un contact avec ce monde et l’autre.

Pourquoi, par exemple, un paysan en train de semer n’aurait-il pas présentes au fond de sa pensée, sans paroles même intérieures, d’une part quelques comparaisons du Christ : « Si le grain ne meurt… », « La semence est la parole de Dieu… », « Le grain de sénevé est la plus petite des graines… », d’autre part le double mécanisme de la croissance : celui par lequel la graine, en se consommant elle-même et avec l’aide des bactéries, arrive à la surface du sol ; celui par lequel l’énergie solaire descend dans la lumière, et, captée par le vert de la tige, remonte dans un mouvement ascendant irrésistible. L’analogie qui fait des mécanismes d’ici-bas un miroir des mécanismes surnaturels, si l’on peut employer cette expression, devient alors éclatante, et la fatigue du travail, selon le mot populaire, la fait entrer dans le corps. La peine toujours plus ou moins liée à l’effort du travail devient la douleur qui fait pénétrer au centre même de l’être humain la beauté du monde.

Une méthode analogue peut charger d’une signification ana-