Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/93

Cette page a été validée par deux contributeurs.

quelque chose de distinct, de spécifique, dont la formation soit non seulement partiellement, mais totalement autre que celle d’un instituteur des villes. Il est absurde au plus haut point de fabriquer dans un même moule des instituteurs pour Belleville ou pour un petit village. C’est une des nombreuses absurdités d’une époque dont le caractère dominant est la bêtise.

La deuxième condition est que les instituteurs ruraux connaissent les paysans et ne les méprisent pas, ce qu’on n’obtiendra pas simplement en les recrutant dans la paysannerie. Il faudrait donner une très large part, dans l’enseignement qu’on leur fournit, au folk-lore de tous les pays, présenté non comme un objet de curiosité, mais comme une grande chose ; leur parler de la part qu’ont eue les bergers dans les premières spéculations de la pensée humaine, celles sur les astres, et aussi, comme le montrent les comparaisons qui reviennent partout dans les textes antiques, celles sur le bien et le mal ; leur faire lire la littérature paysanne, Hésiode, Pier the Ploughman, les complaintes du Moyen Âge, les quelques ouvrages contemporains qui sont authentiquement paysans ; tout cela, bien entendu, sans préjudice de la culture générale. Après une telle préparation, on pourrait les envoyer servir un an comme domestiques de ferme, anonymement, dans un autre département ; puis les rassembler de nouveau dans les écoles normales pour les aider à y voir clair dans leur propre expérience. De même pour les instituteurs des quartiers ouvriers et les usines. Seulement de telles expériences doivent être moralement préparées ; autrement elles suscitent le mépris ou la répulsion au lieu de la compassion et de l’amour.

Il serait bien avantageux aussi que les Églises fassent de la condition de curé ou pasteur de village quelque chose de spécifique. C’est un scandale de voir combien, dans un village français entièrement catholique, la religion peut être absente de la vie quotidienne, réservée à quelques heures du dimanche, quand on songe avec quelle prédilection le Christ a emprunté le thème de ses paraboles à la vie des champs. Mais un grand nombre de ces paraboles ne figurent pas dans la liturgie, et celles qui y figurent ne provoquent aucune attention. De même que les étoiles et le soleil dont parle l’instituteur habitent dans les cahiers et les livres et n’ont aucun rapport avec le ciel, de même