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la démocratie. Car il est impossible qu’une démocratie subsiste, quand la police, qui représente la loi aux yeux des citoyens, est ouvertement l’objet du mépris public. Les Anglais ne peuvent pas comprendre qu’il puisse y avoir une démocratie où la police n’est pas l’objet d’un tendre respect. Mais leur police ne dispose pas d’un bétail de prostituées pour sa distraction.

Si l’on pouvait supputer exactement les facteurs de notre désastre, on trouverait peut-être que toutes nos hontes — comme celle-là, et celle des appétits coloniaux, et celle des traitements infligés aux étrangers — ont eu leur contre-coup effectif pour notre perte. On peut dire beaucoup de choses de notre malheur, mais non qu’il soit immérité.

La prostitution est un exemple typique de cette propriété de propagation à la deuxième puissance que possède le déracinement. La situation de prostituée professionnelle constitue le degré extrême du déracinement ; et pour cette maladie du déracinement, une poignée de prostituées possède un vaste pouvoir de contamination. Il est évident qu’on n’aura pas une paysannerie saine tant que l’État s’obstinera à opérer lui-même le rapprochement des jeunes paysans et des prostituées. Tant que la paysannerie n’est pas saine, la classe ouvrière ne peut pas l’être non plus, ni le reste du pays.

Au reste, rien ne serait plus populaire auprès des paysans que le projet de réformer le régime du service militaire avec la préoccupation de leur bien-être moral.

Le problème de la culture de l’esprit se pose pour les paysans comme pour les ouvriers. À eux aussi il faut une traduction qui leur soit propre ; elle ne doit pas être celle des ouvriers.

Pour tout ce qui concerne les choses de l’esprit, les paysans ont été brutalement déracinés par le monde moderne. Ils avaient auparavant tout ce dont un être humain a besoin comme art et comme pensée, sous une forme qui leur était propre, et de la meilleure qualité. Quand on lit tout ce qu’a écrit Restif de la Bretonne sur son enfance, on doit conclure que les plus malheureux des paysans d’alors avaient un sort infiniment préférable à celui des plus heureux des paysans d’aujourd’hui. Mais on ne peut pas retrouver ce passé, quoique si proche. Il faut inventer des méthodes pour empêcher que les