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liation des vieux est souvent grande à la campagne, et un peu d’argent, accordé avec des formes honorables, leur donnerait du prestige.

Par un effet de contraste, une trop grande stabilité produit chez les paysans un effet de déracinement. Un petit paysan commence à labourer seul vers quatorze ans ; le travail est alors une poésie, une ivresse, quoique ses forces y suffisent à peine. Quelques années plus tard, cet enthousiasme enfantin est épuisé, le métier est connu, les forces physiques sont débordantes et dépassent de loin le travail à fournir ; et il n’y a rien d’autre à faire que ce qui a été fait tous les jours pendant plusieurs années. Il se met alors à passer la semaine à rêver de ce qu’il fera le dimanche. Dès ce moment il est perdu.

Il faudrait que ce premier contact complet du petit paysan avec le travail, à l’âge de quatorze ans, que cette première ivresse soit consacrée par une fête solennelle qui la fasse pénétrer pour toujours au fond de l’âme. Dans les villages les plus chrétiens, une telle fête devrait avoir un caractère religieux.

Mais aussi, trois ou quatre ans plus tard, il faudrait fournir un aliment à la soif de nouveau qui le saisit. Pour un jeune paysan, il n’y en a qu’un, le voyage. Il faudrait donner à tous les jeunes paysans la possibilité de voyager sans dépenses d’argent, en France et même à l’étranger, non pas dans les villes, mais dans les campagnes. Cela impliquerait l’organisation pour les paysans de quelque chose d’analogue au Tour de France. On pourrait y joindre des œuvres d’éducation et d’instruction. Car souvent les meilleurs des jeunes paysans, après avoir mis une sorte de violence, à treize ans, à se détourner de l’école pour se jeter dans le travail, sentent de nouveau vers dix-huit ou vingt ans le goût de s’instruire. Cela arrive d’ailleurs aussi aux jeunes ouvriers. Des systèmes d’échange pourraient permettre de partir même aux jeunes gens indispensables à leurs familles. Il va de soi que ces voyages seraient entièrement volontaires. Mais les parents n’auraient pas le droit de les empêcher.

On n’imagine pas la puissance de l’idée de voyage chez les paysans, et l’importance morale qu’une telle réforme pourrait prendre, même avant d’être réalisée, à l’état de promesse, et bien plus une fois la chose entrée dans les mœurs. Le jeune garçon,