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aboutit à la mort sociale. On peut dire qu’il n’ira pas jusque-là. Mais on n’en sait rien. Jusqu’ici, on n’aperçoit rien qui soit susceptible de l’arrêter.

Au sujet de ce phénomène, deux choses sont à remarquer.

L’une est que les blancs le transportent partout où ils vont. La maladie a gagné même l’Afrique noire, qui pourtant était sans doute depuis des milliers d’années un continent fait de villages. Ces gens-là au moins, quand on ne venait pas les massacrer, les torturer ou les réduire en esclavage, savaient vivre heureux sur leur terre. Notre contact est en train de leur faire perdre cette capacité. Cela pourrait faire douter si même les noirs d’Afrique, quoique les plus primitifs parmi les colonisés, n’avaient pas somme toute plus à nous apprendre qu’à apprendre de nous. Nos bienfaits envers eux ressemblent à celui du financier envers le savetier. Rien au monde ne compense la perte de la joie au travail.

L’autre remarque à faire, c’est que les ressources, illimitées en apparence, de l’État totalitaire, sont impuissantes contre ce mal. Il y a eu à ce sujet, en Allemagne, des aveux officiels, formels, maintes fois répétés. En un sens, tant mieux, puisque cela donne une possibilité de faire mieux qu’eux.

La destruction des stocks de blé pendant la crise a beaucoup frappé l’opinion publique, avec raison ; mais si l’on y pense, la désertion des campagnes en période de crise industrielle a quelque chose, si possible, d’encore plus scandaleux. Il est évident qu’il n’y a aucun espoir de résoudre le problème ouvrier à part de celui-là. Il n’y a aucun moyen d’empêcher que la population ouvrière ne soit un prolétariat si elle s’augmente constamment d’un afflux de paysans en état de rupture avec leur vie passée.

La guerre a montré quel est le degré de gravité de la maladie chez les paysans. Car les soldats étaient de jeunes paysans. En septembre 1939, on entendait des paysans dire : « Il vaut mieux vivre Allemand que mourir Français. » Que leur avait-on fait pour qu’ils aient cru n’avoir rien à perdre ?

Il faut bien prendre conscience d’une des plus grandes difficultés de la politique. Si les ouvriers souffrent cruellement de se sentir en exil dans cette société, les paysans, eux, ont l’impression que dans cette société, au contraire, les ouvriers seuls sont