Par exemple, quelle intensité de compréhension pourrait naître d’un contact entre le peuple et la poésie grecque, qui a pour objet presque unique le malheur ! Seulement il faudrait savoir la traduire et la présenter. Par exemple, un ouvrier, qui a l’angoisse du chômage enfoncée jusque dans la moelle des os, comprendrait l’état de Philoctète quand on lui enlève son arc, et le désespoir avec lequel il regarde ses mains impuissantes. Il comprendrait aussi qu’Électre a faim, ce qu’un bourgeois, excepté dans la période présente, est absolument incapable de comprendre — y compris les éditeurs de l’édition Budé.
Il y a un troisième obstacle à la culture ouvrière ; c’est l’esclavage. La pensée est par essence libre et souveraine, quand elle s’exerce réellement. Être libre et souverain, en qualité d’être pensant, pendant une heure ou deux, et esclave le reste du jour, est un écartèlement tellement déchirant qu’il est presque impossible de ne pas renoncer, pour s’y soustraire, aux formes les plus hautes de la pensée.
Si des réformes efficaces étaient accomplies, cet obstacle disparaîtrait peu à peu. Bien plus, le souvenir de l’esclavage récent et les restes d’esclavage en train de disparaître seraient un stimulant puissant pour la pensée pendant le cours de la libération.
Une culture ouvrière a pour condition un mélange de ceux qu’on nomme les intellectuels — nom affreux, mais aujourd’hui ils n’en méritent pas un plus beau — avec les travailleurs. Il est difficile qu’un tel mélange soit réel. Mais la situation actuelle y est favorable. Quantité de jeunes intellectuels ont été précipités dans l’esclavage, dans les usines et les champs d’Allemagne. D’autres se sont mélangés aux jeunes ouvriers dans les camps de compagnons. Mais les premiers surtout ont eu une expérience qui compte. Beaucoup auront été détruits par elle, ou du moins trop affaiblis d’âme et de corps. Mais quelques-uns peut-être auront été vraiment instruits.
Cette expérience si précieuse risque de se perdre à cause de la tentation presque irrésistible d’oublier l’humiliation et le malheur dès qu’on en sort. Dès maintenant, il faudrait approcher ceux de ces prisonniers qui sont revenus, les engager à continuer les contacts avec les travailleurs qu’ils avaient commencés sous la