Page:Weil - L’Enracinement, 1949.djvu/77

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Au reste, la transposition est un critérium pour une vérité. Ce qui ne peut pas être transposé n’est pas une vérité ; de même que ce qui ne change pas d’apparence selon le point de vue n’est pas un objet solide, mais un trompe-l’œil. Dans la pensée aussi il y a un espace à trois dimensions.

La recherche des modes de transposition convenables pour transmettre la culture au peuple serait bien plus salutaire encore pour la culture que pour le peuple. Ce serait pour elle un stimulant infiniment précieux. Elle sortirait ainsi de l’atmosphère irrespirablement confinée où elle est enfermée. Elle cesserait d’être une chose de spécialistes. Car elle est actuellement une chose de spécialistes, du haut en bas, seulement dégradée à mesure qu’on va vers le bas. De même qu’on traite les ouvriers comme s’il s’agissait de lycéens un peu idiots, on traite les lycéens comme si c’étaient des étudiants considérablement fatigués, et les étudiants comme des professeurs qui auraient souffert d’amnésie et auraient besoin d’être rééduqués. La culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs.

Parmi toutes les formes actuelles de la maladie du déracinement, le déracinement de la culture n’est pas le moins alarmant. La première conséquence de cette maladie est généralement, dans tous les domaines, que les relations étant coupées chaque chose est regardée comme un but de soi. Le déracinement engendre l’idolâtrie.

Pour prendre un seul exemple de la déformation de notre culture, le souci, absolument légitime, de conserver aux raisonnements géométriques leur caractère de nécessité, fait qu’on présente la géométrie aux lycéens comme une chose absolument sans relation avec le monde. Ils ne peuvent guère s’y intéresser que comme à un jeu, ou bien pour avoir de bonnes notes. Comment y verraient-ils de la vérité ?

La plupart ignoreront toujours que presque toutes nos actions, simples ou savamment combinées, sont des applications de notions géométriques, que l’univers où nous vivons est un tissu de relations géométriques, et que la nécessité géométrique est celle même à laquelle nous sommes soumis en fait, comme créatures enfermées dans l’espace et le temps. On présente la